Les livres vous veulent du bien
Art de vivre
Lire, c’est bon pour vous. A l’occasion de l'ouverture du Salon du livre de Genève, enquête sur ce nouveau mantra contemporain qui met à l’honneur la bibliothérapie et ouvre aussi de nouveaux champs littéraires

C’est une idée contemporaine: la littérature soigne. Elle panse autant qu’elle aide à penser. Tout lecteur assidu le sait, ne serait-ce qu’intuitivement. Pour le chercheur Alexandre Gefen, invité du Salon du livre de Genève qui s’ouvre ce mercredi, auteur d’un remarquable essai intitulé Réparer le monde, le souci de prendre soin, de réparer nourrit les projets littéraires aujourd’hui, qu’il s’agisse des écrivains ou des lecteurs.
Le succès d’un livre comme Réparer les vivants de Maylis de Kerangal, au titre emblématique, en est un signe, dit-il. L’intérêt croissant pour la bibliothérapie, sa pratique et les livres qui en traitent, en est un autre. Le désir de témoigner, de s’exprimer, d’apparaître, d’exister à travers l’écrit, qui tenaille nos contemporains, souvent bien au-delà de la sphère littéraire, encore un autre. Les éditeurs l’ont bien compris qui proposent des livres pour se sentir bien et pas seulement au rayon développement personnel.
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Réalité virtuelle
La science vient à l’appui de ce sentiment que les livres nous veulent du bien. Les chercheurs ont montré que la pratique de la lecture est bénéfique pour notre cerveau. Une équipe de l’Université d’Atlanta, dans une étude parue en 2013 dans Brain Connection, a détaillé les effets neurologiques du roman. En faisant lire Pompéi de Robert Harris à des volontaires dont elle scrutait ensuite le cerveau, l’équipe de chercheurs dirigée par Gregory S. Berns a montré que cette activité le renforçait durablement, voire créait de nouvelles connexions neuronales. De plus, lire activait à la fois les centres de traitement du langage et ceux des sensations tactiles et motrices.
Donner un livre sur le deuil à quelqu’un qui est en deuil n’a aucun sens
Keith Oatley, professeur émérite de psychologie cognitive de l’Université de Toronto, s’est aussi attaché, dans une étude parue en 2011 dont il a rendu compte dans Cerveau & Psycho, à montrer que les romans – bien mieux que les rapports ou les comptes rendus – peuvent aussi servir de simulateur du réel. Ils nous entraînent à nous ouvrir au monde, à communiquer avec les autres. Bref, les livres sont un facteur d’empathie: «La littérature implique les mêmes processus mentaux que ceux qui nous permettent d’interagir avec autrui dans la vie quotidienne. Découvrir les mondes imaginaires des romans et se fondre dans l’esprit de leurs personnages nous transforment.» Des résultats positifs confirmés, plus récemment, par une étude de l’Université de Yale parue en 2016 portant sur 3600 personnes âgées de plus de 50 ans, qui montre que les lecteurs assidus vivent en moyenne plus longtemps que ceux qui ne lisent pas.
Le livre-médicament
De là à penser qu’une histoire peut guérir celui qui la lit, il n’y a qu’un pas, que certains franchissent, en particulier des bibliothérapeutes d’obédience anglo-saxonne. «La lecture n’est pas un médicament, elle ne se prescrit pas et n’est pas considérée a priori comme un acte médical, nuance prudemment Pierre-André Bonnet, dans l’introduction de sa thèse, défendue en 2009 à Montpellier et intitulée La bibliothérapie en médecine générale. Mais il remarque: «Proposer un livre, c’est tenter d’amener le patient vers un questionnement, une explication, un soutien: c’est déjà agir et soigner.»
Un livre pour guérir ou aller mieux? Peut-être. Mais lequel? Et pour qui? Et surtout comment? Régine Detambel, auteure de Les livres prennent soin de nous (Actes Sud), formatrice en bibliothérapie créative s’insurge contre les manuels de développement personnel et contre l’idée du livre-médicament: «Des ouvrages de pharmacopée littéraire, il en sort toutes les semaines. Or, les livres ne sont pas bienveillants par nature. La lecture de Balzac peut vous mettre en tête des idées très douloureuses. Donner un livre sur le deuil à quelqu’un qui est en deuil n’a aucun sens.»
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Redynamiser le psychisme
Méfiance donc. Mais qu’entendre alors par bibliothérapie? «Mon travail avec les textes et les patients n’est ni celui d’un psy ni celui d’un professeur de français, dit Régine Detambel. C’est une animation, une relation qui, par la poésie, par les métaphores, par la puissance de l’imaginaire, va redynamiser le psychisme mais aussi le corps. Lire un verbe d’action active aussi vos nerfs moteurs, c’est donc l’ensemble de la personne qui entre en jeu.» Régine Detambel qui est aussi romancière – Platine paraît début mai chez Actes Sud – insiste sur la singularité du littéraire: «Je n’utilise jamais mes propres textes dans mon travail de thérapeute, et je n’écris pas non plus de bluettes sous prétexte de faire du bien aux lecteurs de mes romans!»
Trouver le bon livre pour la bonne personne, c’est le moteur du libraire.
Le moteur du libraire
Françoise Berclaz, qui gère depuis plus de trente ans La Liseuse à Sion et qui tiendra au Salon du livre la librairie du Valais, invité d’honneur de cette édition, note que les lecteurs sont en demande de livres qui les aident à appréhender leur vie et le monde. Est-ce que lire fait du bien? «Mais oui! s’exclame-t-elle. Le but est d’abord que les gens prennent du plaisir à lire. J’ai fait des études de lettres et je suis devenue libraire avec l’idée de mener les gens vers une autre littérature. Mais je me suis rendu compte, peu à peu, que ce qui passionnait l’un ne passionnait pas l’autre. Les livres ne sont pas interchangeables. Trouver le bon livre pour la bonne personne, c’est le moteur du libraire.»
Et de détailler les effets du livre qui «fait du bien en soit. Parce qu’il permet de sortir de soi. Il y a dans la lecture une part d’auto-hypnose, qu’elle raconte des histoires apaisantes ou terrifiantes. Sinon, comment expliquer le goût du public pour le polar et les thrillers? En plus, lire développe l’esprit critique et d’ouverture.» Françoise Berclaz fait un constat réjouissant: «J’ai le sentiment qu’on lit beaucoup plus aujourd’hui qu’avant. Il y a des gens qui ne lisent pas, qui ont d’autres intérêts, comme le sport. Mais ceux qui lisent, lisent énormément.»
Lire fait-il du bien? Oui, si le lecteur est prêt à laisser vagabonder son imaginaire tout en conservant son esprit critique. Non, si l’on espère une guérison miracle. Néanmoins, comme le fait remarquer cette romancière, le livre est une rare occasion de se concentrer, de se focaliser sur un récit et de rencontrer vraiment le monde vu par quelqu’un d’autre. Difficile de contester le fait que lire, à l’heure du coq à l’âne technologique généralisé, demeure une activité infiniment précieuse.
«On retrouve la vieille fonction morale du livre»
Alexandre Gefen est directeur de recherche au CNRS. Fondateur du site Fabula.org, il vient de publier Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle aux Editions Corti.
Qu’est-ce qui vous a amené à écrire «Réparer le monde»? C’est l’apparition de bandeaux marqués «roman antidépresseur» ou «ce livre peut changer votre vie»; c’est le développement des rayons de développement personnel et le succès du livre de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants.
Ce que vous montrez, c’est que la tendance à réparer nourrit largement la littérature aujourd’hui. Je suis frappé de voir l’envie des écrivains de faire parler ou d’importer les réalités sociales dans le roman contemporain. Les hôpitaux, les prisons sont des lieux d’écriture, et sur lesquels on écrit aussi bien que les tracas identitaires des lecteurs. C’est présent, aussi bien chez des écrivains érudits que chez des auteurs populaires. On trouve ce souci chez Delphine de Vigan, Christine Angot ou Chloé Delaume à l’écriture beaucoup plus expérimentale.
Certains écrivains échappent-ils à cette grille de lecture? Ce livre est aussi une tentative d’écrire une première histoire de la littérature au XXIe siècle. Bien que je parle de quelque 300 écrivains, il reste quelques frustrations. Certains sont moins facilement classables que d’autres: un Eric Chevillard ou un Régis Jauffret, par exemple. Bien que ce dernier, malgré son ironie, soit aussi soucieux de donner la parole aux victimes.
Est-ce le retour d’une littérature «utile»? A l’âge classique, selon l’héritage humaniste, la littérature devait avoir une utilité morale. Il n’était pas choquant qu’elle veuille purger le lecteur de ses passions négatives. Après Hugo, avec Baudelaire et Flaubert s’ouvre une longue parenthèse où la littérature se réclame de l’art pour l’art. On s’efforce d’écrire sur le rien, sur le mal, d’entrer en rupture avec la société. Une forme d’autonomisation de l’écrivain se met en place. C’est cette parenthèse qui se referme aujourd’hui. On retrouve la vieille fonction morale du livre…
Comment est-on sorti de l’art pour l’art? Le XXe siècle s’est inquiété de la littérature. Elle s’est défiée d’elle-même. Elle a même été tentée par le silence après-guerre, après les génocides qu’elle n’a pu empêcher. A mon sens, on est aujourd’hui sorti de cet absolu, de la tentation du silence. Les écrivains ont désormais vocation à réparer les territoires, les filiations, la société, la mémoire. Il ne faut pas oublier non plus que les livres doivent convaincre en librairie et répondre à la demande des lecteurs: ceux qui sont en dépression réclament des romans qui leur fassent du bien. Les auteurs vivent largement de commandes du monde institutionnel, donc des demandes de la société qui, elle aussi, les invite à faire lien, à recréer du tissu social.
Au Salon du livre:
«A quoi sert la littérature?»
Alexandre Gefen débattra avec Michel Terestchenko, dimanche à 13h sur la Scène Philo, au Salon du livre de Genève.
Réparer le monde. La Littérature française face au XXIe siècle
Essai
Alexandre Gefen
Editions Corti, 400 p.
Lire le Valais:
Rencontrez les écrivains valaisans à l’Espace Valais, au Salon du livre de Genève