Une jeune femme est assise devant nous, adossée à un pin dont les fines aiguilles parfument l’air environnant. A cette femme, l’arbre parle secrètement, avec des «mots d’avant les mots», autant de notes de musique qui pleuvent autour d’elle comme des trésors tombés du ciel. Au-delà, à travers tout le pays, elle saura percer les mystères de bien d’autres espèces, afin de décrypter leur langage. «Les courbes des aulnes évoquent des catastrophes anciennes. Les peupliers répètent les ragots du vent. Les chênes vénérables agitent les prophéties du temps qu’il fera. Les lauriers soutiennent que même la mort ne mérite pas qu’on en perde le sommeil.»

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Où sommes-nous? Chez Ovide ou Virgile, Chateaubriand ou Thoreau? Non, chez Richard Powers, qui renouvelle une fois de plus son inspiration pour signer L’arbre-monde, au pied duquel vont s’enchevêtrer, comme autant de racines, de multiples histoires où Jacob van Ruisdael – sublime paysagiste du siècle d’or hollandais – va à la rencontre de Robin des bois, de Merlin l’enchanteur, du baron perché cher à Italo Calvino et de la nymphe Daphné, métamorphosée en laurier-rose pour échapper au courroux d’Apollon. Le résultat? Un roman magistral, à très grande échelle, qui tient tout à la fois du traité de botanique, de la symphonie sylvestre, de l’éco-fiction, de la fresque panthéiste, du florilège mythologique, du grimoire élégiaque, de la méditation sur nos relations avec le monde naturel. Et, d’une page à l’autre, du réquisitoire le plus féroce contre les adeptes inconscients de la déforestation, qui scalpent sauvagement la planète de ce qu’elle a de plus vital.

Arbre à palabres

L’auteur de Trois fermiers s’en vont au bal est à lui seul un arbre à palabres. Un conteur intarissable sous la plume duquel vont surgir bien des personnages. Leur point commun? Les arbres, bien sûr. Pour Nicholas Hoel, rejeton d’une longue lignée d’émigrés norvégiens, il s’agit d’un châtaignier américain sous lequel sa famille enterre rituellement ses morts avant que – dans les années 1940 – un funeste champignon ne vienne décimer cette espèce. Pour Mimi Ma, dont le père a fui la Chine en 1948, il va falloir préserver un talisman de jade rescapé de la tourmente maoïste: une bague magique où une main virtuose a gravé des arbres, chacun ramifié «en l’un des trois masques du temps, passé, présent et avenir». Pour le jeune Adam Appich, rien ne pourrait remplacer cet érable fraternel au faîte duquel il adore grimper en «toisant le grouillement des gens pas plus gros que des insectes». Pour Neelay Mehta, jeune informaticien de la Silicon Valley, c’est un chêne, cette fois, qui lui servira de nid d’aigle, mais de façon beaucoup moins heureuse lorsqu’une chute fatale le renverra de branches en branches, «telle une boule de flipper».

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Et il y a aussi Douglas Pavlicek, un aviateur de l’US Army sauvé d’une mort certaine grâce à ce miraculeux banian tricentenaire qui lui ouvre les bras, alors que son appareil vient d’essuyer le feu de la DCA khmère rouge dans le ciel asiatique. Quant à Olivia Vandergriff, les arbres seront pour elle l’objet d’un combat écologique acharné, au fil de manifestations où elle rencontrera les autres personnages du roman avec, pour symbole de leur lutte, ce séquoia californien qu’ils s’acharneront à sauver de la destruction.

Ancêtre commun

Reste l’étonnante Patricia Westford, figure centrale de L’arbre-monde, une visionnaire incomprise qui, après avoir obtenu son doctorat de biologie, deviendra la risée de ses collègues. Parce qu’elle ose soutenir que «les arbres sont intelligents». Qu’ils sont des créatures sociables. Qu’ils sont parfois capables de se sacrifier pour le bien de leur progéniture. Qu’ils possèdent une mémoire. Et que «la sagesse humaine compte moins que le chatoiement des hêtres sous la brise».

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Ce qu’elle démontrera aussi dans ses travaux, c’est l’existence d’une communication souterraine entre les espèces, grâce à une transmission qui, de racines en racines, leur permet de s’autoréguler, de partager leurs défenses immunitaires et de coopérer pour donner l’alerte en cas de menaces parasitaires dans l’écosystème. Et Patricia ajoute, à l’adresse des humains: «Vous et n’importe quel arbre de votre jardin êtes issus d’un ancêtre commun. Aujourd’hui encore, après un immense voyage dans des directions opposées, vous partagez avec cet arbre le quart de vos gênes.»

Silence des profondeurs

Elle est tendre et parfumée, l’écorce sur laquelle Powers a gravé cet hymne au monde végétal. Une fable connectée à l’esprit des forêts, nourrie des recherches les plus audacieuses sur la question, mais sans cesse magnifiée par une imagination foisonnante qui tisse ses ramures en remontant le temps jusqu’à la plus secrète des sagesses, enfouie depuis des millénaires dans le silence des profondeurs. «Les arbres sont l’effort incessant de la terre pour s’adresser au ciel qui écoute», disait Tagore. Et, à l’ombre d’un chêne, Powers lui répond: «Familier, protéiforme, campé sous les tropiques jusqu’au Nord le plus tempéré, il est l’emblème de tous les arbres. Epais, cloqué, buriné, mais solidement ancré au sol et couvert d’autres créatures vivantes. Trois siècles à pousser, trois siècles à tenir, trois siècles à mourir.»

Désormais, on ne pourra plus regarder les arbres sans penser à Powers. C’est un merveilleux plaidoyer qu’il leur adresse afin que, du haut de leurs cimes bercées par le vent, ils restent les sémaphores de la planète, porteurs de cette lumière rédemptrice qui irradie le neuvième roman de l’auteur le plus inventif de la scène littéraire américaine.


Richard Powers, «L’arbre-monde», traduit de l’américain par Serge Chauvin, Le Cherche Midi, 485 p.