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Au long des routes de la Mitteleuropa, à la recherche des Justes, ces êtres cachés qui portent le monde

Francesco M. Cataluccio est un historien et un conteur généreux. Dans «Je m’en vais voir là-bas si c’est mieux», il croise la géographie et la littérature, les œuvres d’art, les films, les anecdotes, les recettes, les paysages et les gens, célèbres ou obscurs. Un voyage qui emporte dans son mouvement

Francesco M. Cataluccio. — © DR
Francesco M. Cataluccio. — © DR

Au long des routes de la Mitteleuropa, à la recherche des Justes, ces êtres cachés qui portent le monde

Francesco M. Cataluccio est un historien et un conteur généreux. Dans «Je m’en vais voir là-bas si c’est mieux», il croise la géographie et la littérature, les œuvres d’art, les films, les anecdotes, les recettes, les paysages et les gens, célèbres ou obscurs. Un voyage qui emporte dans son mouvement

Genre: Récit Qui ? Francesco M. Cataluccio Titre: Je m’en vais voir là-bas si c’est mieux. Parmi les Justes en Mitteleuropa Trad. de l’italien par Louise Boudonnat Chez qui ? Noir sur Blanc, 330 p.

«Je m’en vais voir là-bas si c’est mieux» est, à choix: un roman de formation, un voyage initiatique, une autobiographie intellectuelle, des images d’un monde en transition, un livre d’Histoire et d’histoire, un peu comme l’était Danube de Claudio Magris. C’est avant tout une balade de ville en ville, à l’est de l’Europe mais aussi partout ailleurs dans le monde où l’exil a poussé écrivains et artistes. Francesco M. Cataluccio est un conteur généreux qui mêle la géographie et la littérature, les œuvres d’art, les films, les anecdotes, les recettes, le paysage et les gens, célèbres ou obscurs.

Mais quel vent a poussé ce Florentin vers Varsovie, la première de ses destinations? Dans son enfance, la grand-mère d’un camarade de classe, cousine du génial Stanislaw Lem, lui a parlé des Justes. Selon la tradition juive, il existe des êtres cachés, «qui sont les piliers du monde, qui le soutiennent et le sauvent». Des «agents inconscients» qui ignorent souvent eux-mêmes leur statut et qui peuvent mourir d’être découverts. Ainsi Jésus qui s’est démasqué «avec ses miracles et ses prêches» et qui a fini on sait comment. Les quelque trente Justes vivent pour la moitié d’entre eux à Jérusalem et pour le reste, éparpillés dans le monde. Le petit Francesco s’est promis de débusquer ces héros cachés. Plus tard, par esprit d’opposition à la germanophilie d’un père pourtant résistant, et par goût pour Gombrowicz, il étudiera le polonais, un choix bizarre dans les années 1970, et qui déterminera sa carrière d’éditeur et d’essayiste.

En vingt-deux étapes, le voyageur va voir si «ailleurs c’est mieux qu’ici». La première le mène de la Florence natale à Varsovie, «terre idéale pour partir en quête des Justes»! La Pologne, autrefois Paradisus Judaeorum, marquée par la suite par l’antisémitisme le plus meurtrier, a pourtant été «contaminée» par la culture juive, qui lui a prêté sens de l’humour et religiosité. Cataluccio découvre ces qualités dans les récits d’Isaac Bashevis Singer, témoin d’un monde disparu, celui des Juifs d’Europe de l’Est. «J’ai été élevé en trois langues mortes (l’hébreu, l’araméen et le yiddish) […] L’école traditionnelle (héder) où j’étudiais se résumait à une pièce où le maître mangeait et dormait. Là, nous n’apprenions pas l’arithmétique, la géographie ou l’histoire, mais les lois qui régissaient les sacrifices pratiqués dans un temple détruit il y a deux mille ans», écrivait celui-ci. Son premier Juste, le voyageur le découvre pourtant chez lui, à Florence où il est mort à 33 ans: Stanislas Brzozowski (1878-1911), marxiste non dogmatique, militant socialiste, résistant pourchassé par la police tsariste. Ils sont nombreux, tout au long de ce parcours, les rebelles, les révolutionnaires, les exilés politiques. Chaque ville est l’occasion de les rencontrer ou d’évoquer leurs combats et leurs espoirs.

Si Cataluccio fait le voyage de Buenos Aires, c’est sur les traces de Witold Gombrowicz qui y trouva asile in extremis en 1939 et y resta jusqu’en 1963. C’est là qu’il écrivit, en polonais et sur la Pologne, une bonne partie de son œuvre. En compagnie d’un Ryszard Kapuczinski, bougon, fatigué et désillusionné des luttes tiers-mondistes, l’auteur fait la tournée des restaurants: le grand reporter est venu donner des cours de journalisme à des étudiants accourus de toute l’Amérique latine pour écouter le Maître, alors qu’il voudrait être considéré comme poète et penseur. Autre étape à l’Ouest, Dublin: c’est Beckett qui fait le lien avec l’Est, à travers son traducteur, Antoni Libera. La mise en scène de La Dernière Bande se heurte à la difficulté de trouver des bananes à Varsovie dans les années 1980 – et si Beckett a écrit «banane», pas question d’accommodements! Ainsi avance le voyage de Cataluccio, de digressions en rencontres, de références en souvenirs: un récit extrêmement vivant, porté par le rythme qu’annonce déjà le titre. Ailleurs, ce n’est pas mieux, mais qui sait? Allons toujours voir!

New York offre l’occasion d’évoquer les destinées tragiques de deux émigrés – le peintre Mark Rothko, né en Lettonie, et l’écrivain Jerzy Kosinski – qui tous deux se sont suicidés. Ç’aurait aussi pu être Joseph Brodsky, le dissident russe, mais lui, c’est à Venise que Cataluccio aime se souvenir de lui. Devant un petit Guardi, L’Incendie du dépôt d’huile de San Marcuola, qui montre les flammes et la foule des curieux, le Prix Nobel s’exclame: «Un pur chef-d’œuvre! On dirait l’incendie du ghetto de Varsovie, et nous sommes comme eux, nous regardons sans lever le petit doigt.» De tout temps, Paris et ses environs ont offert l’asile à des centaines de réfugiés de l’Est. Ici, c’est Milan Kundera qui donne un cours sur les littératures d’Europe centrale et qui se transforme en peintre pour enchanter son logement de réfugié. Le cinéaste Tarkovski a voulu être enterré à Sainte-Geneviève-des-Bois, dans un petit coin de Russie déjà célébré par Ivan Bounine. Mais c’est à Moscou, Vilnius, Lodz, Budapest, Berlin avant 1989, Otwock, Bakou, Gdansk, Prague,, que l’Italien fait le plus longuement escale. La dernière étape, il la fait à Drohobytcz, en Ukraine, en souvenir d’un de ses Justes, Bruno Schulz, peintre et écrivain, auteur des merveilleuses Boutiques de cannelle, qui y mourut de deux balles tirées par un officier de la Gestapo.

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Francesco M. Cataluccio

«Je m’en vais voir là-bas si c’est mieux»