Luc Ferry: «La mythologie grecque est le modèle d’une spiritualité laïque»
Bande dessinée
Glénat lance «La Sagesse des mythes», une série de trente albums consacrés à la mythologie grecque. Luc Ferry est le maître d’œuvre de cette grande aventure culturelle. Rencontre avec le philosophe

Le Temps: Comment s’est mis en place ce vaste projet éditorial qu’est «La Sagesse des mythes»?
Luc Ferry: L’idée m’a été proposée par Erik Orsenna et Jacques Glénat. Le principe est que la fidélité aux textes originaux soit au niveau du Collège de France et de la Sorbonne. Mes dessinateurs ont fait un travail d’iconographie merveilleux. Les couverts, les meubles, les palais, les armes, les bateaux, les chars, tout est fidèle à l’iconographie antique. Pour le texte, je suis toujours parti des premières matrices de ces mythes qui existent sous cinquante versions différentes. De Homère à Nonnos de Panopolis, la mythologie grecque s‘étend sur treize ou quatorze siècles! Si je privilégie toujours les versions originelles, comme Homère ou La Théogonie d’Hésiode, il m’est arrivé de prendre carrément Ovide, quand Les Métamorphoses proposent la première version complète d’un mythe. Il existe des compléments tardifs extrêmement intéressants.
– Comment s’organise le travail?
– Il faut un an à un dessinateur pour faire un album. Il y a donc un pool de dessinateurs avec un maître d’œuvre, Didier Poli, qui a pour tâche d’harmoniser les dessins. Il vérifie aussi l’iconographie. Je donne le récit complet, une trentaine de feuillets. Clotilde Bruneau transforme ce texte en story-board d’une cinquantaine de planches, puis rédige les bulles. Je relis tout pour que ce soit conforme, pour que le vocabulaire soit celui des Grecs. Par exemple les insultes, «Face de chien» ou «Cœur de cerf», qu’on ne dit plus guère aujourd’hui! J’ai demandé une ligne claire, de beaux dessins comme ceux de Tintin ou d’Adèle Blanc-Sec, et aussi des couleurs pastel qui se rapprochent de celles de la Grèce.
– Ces couleurs claires s’inscrivent contre les teintes brunâtres des péplums contemporains…
– Oui, tout est noir. Je déteste ce côté gothique. Les paysages de Patmos ou de Santorin n’ont pas changé. Ils ne sont pas glauques. Ce rapport des humains et des dieux n’aurait pu être inventé dans un pays sombre et froid. Les Grecs sont très écologistes, avec cette idée que le monde est un ordre merveilleux. Leur théogonie est une cosmogonie. Gaïa c’est la terre, Ouranos le ciel… Le cosmos est divin. La première génération des dieux n’est pas représentable, ce sont des morceaux du cosmos. Chaos n’a pas de visage, pas d’yeux. La deuxième, les Titans, commence à s’humaniser. La troisième, les Olympiens, peut prendre figure humaine. Quand ils sont sur l’Olympe, ils ne sont pas humains. Quand Sémélé, la mère de Dionysos, demande à Zeus de le voir en vrai, elle se met à brûler. On ne peut pas voir les dieux. Leur représentation en BD est effectivement difficile. Sauf quand ils descendent sur terre et prennent forme humaine.
– Ce grand œuvre requiert un travail de synthèse et de construction redoutable…
– Pour choisir, il faut trouver un récit cohérent et conforme à l’idée du mythe. Zeus a installé l’ordre cosmique, gagné la guerre contre les Titans, partagé le monde. Comme un président de la République, il attribue les divers ministères. A Athéna la guerre, les Arts et l’Intelligence, à Diane la Chasse, à Ouranos le Ciel, à Tartare les Enfers… Doté de l’intelligence, de la justice et de la force, Zeus peut maintenir le partage originaire d’un monde harmonieux, juste, beau et bon. Chacun est à sa place. La structure fondamentale des mythes suppose la résurgence des forces chaotiques initiales. Chaque fois que les monstres menacent de détruire le cosmos, Zeus fabrique des lieutenants, Héraklès, Persée, Thésée, pour aller leur casser la gueule et maintenir l’ordre cosmique.
Quel est l’enjeu? La vie bonne. C’est-à-dire la mise en harmonie de soi avec l’harmonie du monde. Si le cosmos est détruit, je ne peux plus trouver le sens de ma vie, je ne peux plus m’ajointer à l’ordre du monde comme une petite pièce s’ajuste au puzzle entier du cosmos. C’est extrêmement profond, absolument génial – il faut vous rappeler que ce sont les humains qui ont inventé toutes ces histoires, pas les dieux, on l’oublie tellement c’est puissant…
– Les divinités grecques ne restent-elles pas très présentes dans la mémoire collective?
– J’ai repéré 120 expressions dans le langage courant provenant de la mythologie, comme «être sorti de la cuisse de Jupiter», «fil d’Ariane», «tomber de Charybde en Scylla»… Paradoxalement, il y a trois ou quatre fois moins d’expressions françaises qui viennent de la Bible. Cela prouve l’importance culturelle fondamentale de cette mythologie pour l’Occident depuis 2800 ans. Les deux piliers de la culture occidentale, c’est Athènes et Jérusalem. Les juifs inventent l’histoire messianique, c’est-à-dire non cyclique, et le monothéisme, dont toutes les grandes religions du Livre vont sortir. Les Grecs inventent la démocratie, le rationalisme et la philosophie. Athènes et Jérusalem, c’est deux chiures de mouche sur la carte. Deux petites cités de rien du tout. Comment les Grecs et les juifs ont-ils inventé une telle mythologie? C’est un mystère insondable.
– Vous insistez sur la notion d’hybris. Est-ce la version païenne de l’orgueil, le plus grave des péchés capitaux?
– Sur le temple d’Apollon, deux formules définissent l’hybris: «Rien de trop», et «Connais-toi toi-même». Elles visent l’hybris. Elles veulent dire «Sache qui tu es, ne te prends pas pour plus que tu n’es». Ne te prends pas pour un dieu. Quand Tantale invite les dieux à sa table et leur donne son fils Pélops à manger pour éprouver leur omniscience, il a évidemment tort. Les dieux voient tout de suite ce qui se passe et Tantale est châtié. L’hybris consiste à se prendre pour des dieux. On retrouve dans l’écologie contemporaine l’idée que l’espèce humaine est la seule capable de détruire le cosmos, c’est-à-dire l’œuvre de Zeus. Prométhée leur ayant donné le feu, les humains se prennent pour des dieux. L’hybris grec est un péché anti-cosmique, alors que l’orgueil chrétien est un péché contre Dieu mais pas contre le cosmos.
– Le lien avec l’écologie montre la permanence des mythes grecs dans notre culture…
– Absolument. Vous retrouvez constamment dans l’écologie contemporaine des références à la mythologie grecque. Le mythe de Frankenstein, que les écologistes convoquent en permanence pour stigmatiser les OGN, n’a pas été inventé par Mary Shelley. Il remonte à Sisyphe, qui a trompé la Mort, et Asclépios, qui a tenté de ressusciter les morts.
– La mythologie constitue-t-elle une sorte d’antidote culturel aux menaces pesant sur la laïcité?
– Même si la cosmologie a donné lieu à une religion avec des prêtres et des sacrements, le monde grec est laïque. Le sacré grec est lié à la cosmologie. Les Grecs inventent le rationalisme et la démocratie. Redécouvrir de manière fiable et juste la culture grecque est donc un bon antidote à l’envahissement de l’espace publique par les religions. La mythologie grecque est le modèle d’une spiritualité laïque. Voyez le message d’Ulysse: c’est l’histoire d’un homme qui va de la guerre à la paix, de la haine à l’amour, du chaos à l’harmonie, de l’exil au retour, de la vie mauvaise à la vie bonne.
Cette quête ne passe ni par la foi, ni par un Dieu créateur monothéiste. La sagesse répond à trois critères: 1) la victoire sur les peurs – Ulysse refuse l’immortalité que lui promet Calypso 2) habiter le présent. Pendant les vingt ans qu’il passe en guerre ou en voyage, Ulysse est dans la nostalgie d’Ithaque, dans l’espérance d’Ithaque, jamais dans l’amour d’Ithaque. C’est seulement lorsqu’il rejoint sa patrie que les dieux distendent le temps et qu’enfin le présent devient un grain d’éternité. C’est une idée incroyablement puissante. 3) chacun d’entre nous est un fragment d’éternité qui doit s’ajuster à l’ordre du monde et comprendre que la mort n’est qu’un passage. La spiritualité laïque ne passe pas par un dieu et la foi, mais par le courage, la lucidité et la raison.
– Vous venez de publier «Sept façons d’être heureux». La mythologie grecque peut-elle contribuer à une forme de bonheur?
– La philosophie grecque est une philosophie qu’on dit eudémoniste, une philosophie du bonheur. Mais ce qu’on traduit par «bonheur» concerne plutôt le sens de la vie – qui n’est pas forcément lié au bonheur. L’amour donne du sens à nos vies, mais ce n’est pas forcément le bonheur, car il impose toute une série d’épreuves douloureuses. Je déteste l’idée de bonheur, elle est absurde. La psychologie positive prétend que le bonheur est possible parce qu’il ne dépend pas de l’état du monde mais du regard que nous portons sur le monde. C’est une imposture intellectuelle totale. Le bonheur dépend du réel.
De toute façon le bonheur n’existe pas. Nous avons des moments de joie, des plages de sérénité, mais nous ne pouvons pas être heureux si ceux que nous aimons sont malheureux. Vous ne pouvez pas être heureux aujourd’hui en Syrie. Nous sommes capables d’identifier le malheur: c’est le cancer du pancréas, la mort d’un être aimé, la perte d’un emploi… Alors que le bonheur, personne ne peut le définir. Ce livre est une déconstruction joyeuse de l’idée de bonheur.
La Sagesse des mythes
- L’Iliade-La Pomme de Discorde1/3. Dessin: Pierre Taranzano. Couleur: Stambecco
- Prométhée et la boîte de Pandore. Dessin: Giuseppe Baiguera. Couleur: Simon Champelovier
- Thésée et le Minotaure. Dessin: Mauro De Luca. Couleur: Elvire de Cock
- Jason et la Toison d’or. Dessin: Alexandre Jubran. Couleur: Scarlett Smulkowski
Conception et écriture: Luc Ferry. Scénario: Clotilde Bruneau. Direction artistique et story-board: Didier Poli. Glénat, 56 p.
Sept façons d’être heureux ou Les Paradoxes du bonheur, de Luc Ferry, XO Editions, 238 p.