Sur cette île, les hommes ne survivent que par les proverbes qu’ils laissent derrière eux. Le nom d’Antoine des Gommiers surgit çà et là, chaque jour, en une multitude de conversations où il est brandi comme une menace: «A’m wè pou wou, Antwàn nan Gonmye pa wè’l», ce que je prévois pour vous, Antoine des Gommiers lui-même ne peut le voir. Lyonel Trouillot prend cette légende au mot, celle d’un homme fabuleux, petit oracle maritime en costume blanc douteux, pour traiter une fois encore de son pays, Haïti, de la primauté du verbe sur la chose qu’il désigne et de l’étonnante liberté de ceux qui n’ont d’autres choix que de vivre dans leur tête.

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Antoine des Gommiers a sans doute existé, il pose même en couverture de ce roman, appuyé sur une branche tout juste tournée en canne, une grosse moustache blanche, un melon, poing sur la hanche et jambes croisées, le regard déjà porté vers des êtres auxquels il s’apprête à annoncer des malheurs, une écharpe légère – on dirait un turlupin qui marche en accéléré dans les films anciens et garde toujours dans sa poche une peau de banane, prête pour laisser à d’autres le soin de glisser dessus. La photographie atteste une vraie vie qui n’encombre jamais la mythologie qu’elle inspire.

Ange ou tyran

Antoine Pinto fut la pythie des Gommiers, une petite bourgade en forme de plaine, appuyée sur la mer des Caraïbes, à laquelle on accède rarement sans dommage. Les gens venaient de loin, du pays entier, des îles alentour, des Etats voisins, pour apprendre qu’ils allaient mourir dans l’heure ou pour obtenir des bénédictions, des choses inattendues comme de voir un prisonnier innocent évaporé de la cellule où il croupissait. Antoine était devin, prêtre vaudou, c’est-à-dire houngan, et il n’exigeait jamais autre chose que 77 gourdes (une somme modique) pour accomplir ses miracles.

Franky a un jour chuté d’un immeuble, aspiré par une ligne électrique et il se balance depuis sur une chaise qui ne roule pas

«Antoine des Gommiers avait tout vu venir, le meilleur et surtout le pire: les amours et les désamours, les famines, les guerres mondiales, l’assassinat d’un président avant même sa naissance, l’ange ou le tyran caché dans la peau du nourrisson, les grands destins, les petites natures, les accalmies, les gros orages, les nobles âmes, les fausses couches, les fausses vertus, les fausses routes, les faux-semblants, le bien, le mal et l’entre-deux.» Alors, ce qui reste aujourd’hui de cette omniscience, de ces sombres présages qui tous ont été vérifiés, c’est un avertissement lancé à ceux qui s’obstinent. Si tu persistes dans l’erreur, il t’arrivera un malheur que même Antoine des Gommiers n’avait pas vu venir.

Légende dorée

Le livre est ainsi partagé entre les souvenirs de seconde main qui reconstituent la légende dorée d’Antoine et la vie de ses descendants: une femme qui porte presque son nom et deux garçons, des quasi-jumeaux, sauf que l’un n’a pas de jambes et l’autre peu de tête. Franky «utilise les mots justes», il possède une vingtaine de livres rangés dans un coffre qu’il dévore dans sa chambre-taudis, au milieu d’un corridor que jamais on n’appelle bidonville. Franky a un jour chuté d’un immeuble, aspiré par une ligne électrique et il se balance depuis sur une chaise qui ne roule pas, en rédigeant un mémoire sur son aïeul: Antoine des Gommiers.

Son frère Ti Tony n’utilise lui que «les mots courants». Il gère une banque. Tout est dans le mot. En Haïti, une banque est une minuscule cahute en attente de flancher où les pauvres se rendent pour parier sur les numéros des loteries américaines. Il y a très longtemps, les banques vendaient des tickets pour la loterie nationale d’Haïti. Mais le propriétaire a décidé de fermer boutique après que lui et toute sa famille ont été kidnappés pour que les numéros sélectionnés par les bandits tombent gagnants.

La mer des pauvres

Tout se passe autour de la Grand-Rue de Port-au-Prince, une artère bouchée à laquelle plus personne ne songe à donner son vrai nom héroïque: le boulevard Jean-Jacques Dessalines. Dans des ruelles si sombres et puantes qu’on les jurerait souterraines. Tous les personnages de Trouillot fomentent leurs échappatoires singulières. Pour la mère Antoinette, ce sont les rêves dont elle scrute les augures grâce à des règles mathématiques qui associent des chiffres aux objets. Pour Pépé, la petite frappe entrée en gang, ce sont les humiliations qu’il rend et les peurs qu’il suscite. Pour Franky, c’est l’histoire d’Antoine des Gommiers, «son Père Noël rétroactif, une légende venue du passé qui l’aidait à aimer la vie ou simplement à la supporter».

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Même le décor est un accablement, un horizon obstrué: il y a cette route qui mène au Sud, ce petit filet de promesse si mal entretenu qu’il est un Styx sec. Il répond à ce «corridor» du bas de la ville, là où vivent les uns sur les autres ceux auxquels on ne laisse qu’un passage. Même la mer discrimine. Tandis que certaines des plus belles pages du roman sont offertes aux sagas houleuses d’Antoine, à ses exploits de nageur, capable d’apaiser les vagues de ses mains, «escorté par le vol de crabiers bleus et de martins-pêcheurs», d’autres, plus belles encore, décrivent l’océan sale, huileux, qui stagne au pied du corridor. La mer des pauvres, «une mer de ferrailles sous les pieds», qui n’a d’eau que le nom.

Himmler ou Goebbels

Rien n’est donné dans ces vies que l’on rapièce de contes. «Il ne nous reste que nous.» Nous et nos noms: sur cette île, on baptise certains nouveau-nés de prénoms comme Himmler ou Goebbels parce que, s’ils viennent de si loin, c’est qu’ils sont bénis. Nous et nos mots: «Franky, avec les mots, il fait des gens des gens.» Nous et nos paraboles: un jour, Antoine des Gommiers reçoit un jeune qui passe son temps à taper sa tête contre les murs. Son front est «un mélange de bosses et de lacérations». Antoine lui dit: «Tu n’aimes pas les murs. C’est le bon instinct. Mais tu t’y prends mal.» Il amène le garçon vers une petite habitation qui embrasse l’océan entier. Antoine lui demande de se coller le nez contre le mur. «Je déteste toujours les murs», comprend-il alors. «Mais j’ai appris à regarder derrière.»

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Derrière ce roman allégorique, ce petit chef-d’œuvre capable de saisir ce qu’il y a de moins traduisible dans l’âme haïtienne pour la dresser en universel, il y a son auteur Lyonel Trouillot. Un homme-crâne d’œuf, armé d’une canne qu’il vient de soutirer à un arbre, un type qui, quelques jours après le séisme de 2010, organisait déjà des ateliers d’écriture dans des cahutes aux murs fêlés. Il y a moins chez cet écrivain batailleur le dégoût du réel que la certitude de l’imaginaire. «L’important, écrit-il, c’est que Franky, cette fable, c’est tout ce qu’il a pour se faire une vie.»


Roman

Lyonel Trouillot

Antoine des Gommiers

Actes Sud, 207 p.