Coup de tonnerre sur l’œuvre d’Edgar P. Jacobs, monstre sacré de la bande dessinée décédé en 1987. Une enquête approfondie du journaliste belge Daniel Couvreur parue dans le quotidien bruxellois Le Soir confirme et étaye ce qui se murmurait tout bas depuis longtemps, et l’ampleur du désastre prend des proportions que l’on n’osait imaginer. «Blake et Mortimer victimes du casse du siècle», titre même le quotidien en révélant que plus de 200 originaux des héros mythiques du Secret de l’Espadon ou de La Marque jaune se sont «évaporés». Le milieu de la BD belge est atterré et on évoque même un scandale national.

Ces trésors étaient censés reposer dans un coffre inviolable de la Fondation Jacobs chargée, justement, de la préservation et de la non-dispersion de ce patrimoine. Outre de très nombreuses planches originales, des couvertures somptueuses, crayonnés, calques légendaires conservés par Jacobs se sont récemment retrouvés sur le marché, proposés aux collectionneurs, avec des certificats d’authenticité signés par la fondation.

Gestion chaotique

La confusion est amplifiée par le laxisme étonnant de la fondation, qui n’a pas pris la peine, en trente ans, de dresser un inventaire complet du patrimoine sur lequel elle devait veiller. Tous les regards et les soupçons se portent sur son président, Philippe Biermé, dont le moins qu’on puisse dire est que sa gestion a été plutôt chaotique et qu’il n’a pas œuvré très activement à son mandat de protection. Notamment en ne déposant aucune plainte contre les ventes douteuses, ni contre les très nombreux et très habiles faux qui ont surgi sur le marché.

Sans doute pour tenter de couper court aux accusations qui sont lancées contre lui, Philippe Biermé a remis début septembre «toutes» les archives du dessinateur à la Fondation Roi Baudoin, après avoir mis en liquidation la fondation qu’il dirigeait. Mais la Fondation Roi Baudoin – à qui le dessinateur François Schuiten avait confié dernièrement une partie de ses œuvres – n’a pas vocation d’identifier ce qui aurait pu disparaître antérieurement à l’arrivée de ce fonds dans ses locaux. Par ailleurs, révèle aussi Le Soir, Philippe Biermé s’est empressé de recréer une nouvelle Fondation Edgar Jacobs, dont on peut s’interroger sur la légitimité, en appelant à son conseil d’administration… le très vigilant Nick Rodwell, responsable de la Société Moulinsart et des droits de l’œuvre d'Hergé!

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Deux anciens administrateurs de la fondation se sont opposés à la mise en liquidation judiciaire, en compagnie de Claude de Saint-Vincent. Celui-ci est le patron de Média-Participations (le groupe Dargaud, qui publie Blake et Mortimer) et directeur du Studio Jacobs, propriétaire des droits d’exploitation des albums. En effet, en 1992, Dargaud avait racheté à Philippe Biermé les Editions Blake et Mortimer, puis le Studio Jacobs. Pour une coquette somme: ancien responsable des éditions, Christian Vanderhaeghe cite le chiffre de 1,5 million d’euros. Qui comprenait le droit explicite de relancer la série avec de nouveaux scénaristes et dessinateurs. Ce qui fut fait, avec le succès colossal que l’on connaît, et douze albums depuis L’Affaire Francis Blake en 1996.

Lettre de Jacobs

Mais l’enquête de Daniel Couvreur a fait ressurgir de nouveaux documents. Dont une lettre d’Edgar Jacobs datée du 3 mai 1985 que Le Soir a publiée samedi. Philipe Biermé l’évoque pour le moment à demi-mot, en laissant entendre que Média-Participations courait le risque de perdre le droit d’éditer Blake et Mortimer, une manière de faire pression sur l’éditeur «dans le bras de fer qui les oppose sur la gestion de l’héritage de la Fondation Jacobs placée en liquidation judiciaire».

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Dans cette lettre, adressée à Christian Vanderhaeghe, Jacobs lui annonce sa révocation (qui sera effective trois jours plus tard) pour avoir affirmé dans un journal suisse que le deuxième volume des 3 Formules du professeur Sato, attendu avec impatience à l’époque, sortirait «quoi qu’il arrive» et qu’il serait suivi «en principe» d’autres albums. Ces propos avaient été faits à l’auteur de ces lignes, et publiés à l’époque dans Le Matin, le 3 février 1985. Jacobs se dit «choqué», précise qu’«il est faux de faire croire qu’il y aura d’autres albums Blake et Mortimer» et refuse «l’exploitation servile» de son œuvre.

Ajouté au pillage atterrant auquel on assiste, il serait consternant qu’en invoquant cette lettre, on parvienne à interrompre la suite des aventures de Blake et Mortimer, une des très rares reprises de personnages de BD célèbres que presque tout le monde s’accorde à trouver réussie. D’autant que, comme le dit au Soir Yves Sente, un des scénaristes de la série que Le Temps avait publiée en feuilleton, «tous les albums publiés après la mort de Jacobs ont respecté l’intégrité de l’œuvre. Peut-on en dire autant du président de la fondation, au vu du scandale de la disparition des originaux dont il avait la garde?»