Littérature
Stephen King effectue une tournée en France et en Allemagne, une première. L’écrivain célébrera ses 40 années de publication en avril prochain. Hommage à un faiseur de cauchemars qui a nourri une génération de lecteurs. Par le frisson

D’entrée de jeu, il pose une unique limite. «Ne me demandez pas d’où viennent mes idées. Je ne le sais pas.» Puis il rira et fera rire pendant 57 minutes, durant une conférence de presse. A cette question, la plus fréquente, il ignore la réponse. Mais il dissémine des indices dans ses postfaces. Ou maintenant, ses interventions publiques. Shining, dont le prolongement, Docteur Sleep, est paru ces jours, lui est ainsi venu durant sa lune de miel avec sa femme Tabitha, au début des années 1970, alors qu’ils étaient sans le sou. Ils avaient choisi un hôtel hors saison où ils étaient les seuls occupants. Par la suite, la légende gonflera, on dira que l’écrivain avait cru voir des fantômes dans les couloirs. «Foutaises», dit-il. Bien sûr, car les fantômes n’existent pas. Les cauchemars, si.
Ces jours, Stephen King, 66 ans, est en Europe. Paris, puis Munich et Hambourg. Un événement. Sa première venue comme écrivain vedette sur le Vieux Continent remonte aux premières années de son mariage – il avait séjourné en Grande-Bretagne. Il a fallu plus d’une année à l’éditeur Albin Michel pour organiser cette tournée. Déjà, pour vaincre la réticence de l’écrivain à prendre l’avion. Mardi, dans une salle non loin des Champs-Elysées, il tenait même conférence de presse. Plus de 150 journalistes des terres francophones, d’Italie, de Russie ou de Chine. Une vingtaine de caméras aux objectifs avidement tendus. Il cabotine: «Je ne comprends pas cet intérêt pour moi. Je ne suis qu’un vieil écrivain lessivé…» Avant de pouffer: «Non, c’est génial. J’ai l’impression d’être Justin Bieber.» Ce samedi soir, il donne une conférence publique au Grand Rex, complète depuis longtemps. En Allemagne, on trépigne de le voir.
Pourquoi un tel engouement? D’abord, l’effet de rareté. Pendant des années, l’auteur n’est guère sorti, publiquement, de l’une de ses maisons du Maine, dans cette Nouvelle-Angleterre qu’il prend pour cadre de la plupart de ses histoires, ou de sa retraite hivernale de Floride. Pas d’interviews à des journalistes, caste qu’il ne tient pas en haute estime. Une vieille rancune due aux traitements de ses premiers romans. Mais depuis quelques années, il se fait plus visible. Partant, sa popularité, elle aussi, se mesure lors de différentes manifestations. Et cette tournée européenne consacre son couronnement par un establishment culturel qui lui reconnaît, enfin, une noble opiniâtreté dans ses obsessions.
Père de millions de lecteurs
Mais il y a davantage dans la fascination King. En toute franchise, l’auteur de ces lignes a appris à lire avec lui. Nulle coquetterie ou idolâtrie à formuler les choses ainsi: pour une génération, disons des années 1980 en Europe – arrivée en français du Fléau, Dead Zone, Cujo puis Charlie –, l’écrivain a fait tourner des centaines de pages. Il a façonné des jeunes dévoreurs de livres qui, peut-être, l’ont ensuite lâché, y sont revenus. Ou, au contraire, n’ont cessé de suivre sa prolifique production. Stephen King représente davantage que les ordinaires fabricants de best-sellers. Cette figure rieuse aux yeux plissés derrière des lunettes étroites est celle d’un genre de père qui aurait transmis un goût précieux, celui de la lecture. Et du fantastique. Face aux journalistes mardi, dans une boutade largement reprise par les médias, il évoquait sa réponse aux gens qui continuent à lui dire à quel point Shining les a terrifiés: «Evidemment! Vous aviez 14 ans, vous le lisiez en colonie de vacances, à la lampe de poche sous la tente, et vous étiez vierges: bien sûr qu’il vous a terrifiés! Maintenant, certains me disent qu’ils n’ont plus peur en me lisant…» Derrière le ton goguenard, on devine la jouissance d’un statut. Celui de créateur de premiers émois littéraires pour des gens qui, depuis, ont vieilli avec lui. Stephen et Tabitha ont trois enfants – dont l’un, Joe, écrit – et quatre petits-enfants. Avec ses 350 millions de livres vendus, King a aussi des millions de quasi-filles et fils adoptifs, liés à lui par le délice de ses angoisses. Par attachement, aussi, à ce gars en jeans, qui tricote des cauchemars comme nul autre. D’ailleurs, il ne croit pas à la désaffection du public pour l’effroi: «Il existe toujours un appétit pour ce type de frissons, pour la peur. La clé réside dans le fait de créer des personnages auxquels le lecteur s’attache. Nous avons tous une empathie naturelle.» A ce sujet, il fait l’éloge de la série TV française Les Revenants, qu’il découvre: «Magnifique. Parce qu’elle joue sur l’empathie.» Il résume son credo: «Je suis un écrivain de l’émotion. Je veux que vous ayez la chair de poule, ou les larmes aux yeux.» Et puis, lui, ce maître des épouvantes qui écrit quatre à six heures par jour, 364 jours par an (pas à Noël), dit sa vraie peur: «Alzheimer. Perdre mes capacités mentales.»
Dans sa Nouvelle-Angleterre
Hartford, capitale du Connecticut – et des assurances, proclame-t-elle fièrement. 18 juillet dernier. Canicule sur la ville (40 degrés la journée), et alerte trafic pour la soirée: au même moment auront lieu les festivités du 4 juillet, reportées pour cause de mauvaise météo; une conférence publique de Stephen King; et un concert de… Justin Bieber. Dans un centre culturel, pour un billet à 75 dollars au profit de la maison Mark Twain, ils sont des centaines à venir écouter l’écrivain. Un public allant des ados impatients aux seniors dont les cheveux blancs tressautent. L’auteur de Dôme est chez lui, en Nouvelle-Angleterre. Pourtant, durant une heure et demie, il n’a pas paru bien différent que ces jours, en tournée européenne. Plus précis peut-être, dans son environnement. Rompant une lance contre la montée des extrémismes religieux dans son pays: «Je crois en quelque chose, même si la mort demeure fondamentalement absurde», puis de fustiger «les protestants, catholiques, anabaptistes, peu importe, qui veulent imposer des comportements et une direction à la société». Se disant «ancien républicain» – il soutient les démocrates –, il justifie sa prise de parole par un bref essai, en janvier dernier, sur le contrôle des armes, qu’il approuve en partie: «J’écris des romans, parce que c’est ce que je sais faire, et ce que les gens veulent lire. Mais là, j’avais besoin d’intervenir.» Pêle-mêle, il dit aussi son goût pour les plats ruisselants faits de saucisses et de frites, sa «sympathie pour les perdants», ses 12 années désormais de sobriété, ses séries TV favorites (là, The Americans, Breaking Bad et Game of Thrones, «une superbe narration»). Il précise les motifs de sa détestation du film Shining de Stanley Kubrick (LT du 09.11.2013). Question qui ne lui a pas été posée à Paris, il cite sans la moindre hésitation son film préféré parmi la centaine d’adaptation de ses œuvres au cinéma ou en TV: Stand by me, de Rob Reiner, d’après Le Corps, dans le recueil Différentes Saisons. En sus, il raconte l’une de ses anecdotes favorites, ce midi-là où il déjeunait avec Bruce Springsteen – qui buvait du vin blanc – et où une jeune femme s’est approchée de la table, «une magnifique rouquine». Le chanteur a sorti son stylo pour une routinière petite signature, mais c’est à lui qu’elle s’est adressée. Eclat de rire: «Moi, petit auteur de livres, j’avais battu un rocker!» Comme l’accueil façon Justin Bieber en Europe, ces jours. Avec Stephen King, tout est lié.
40 ans de cauchemars
Stephen King fêtera bientôt ses 40 ans de publication. Carrie paraissait chez l’éditeur Doubleday le 5 avril 1974. Le roman n’en finit pas d’être adapté, un énième film est sorti cette année. Un texte qu’il a d’abord jeté à la poubelle. Tabitha l’a ressorti, «parmi les mégots», racontait-il à Paris. En poursuivant: «Doubleday m’avait offert une minuscule avance. Puis, lorsqu’il a été question de l’édition de poche, on m’a dit: 400 000 dollars. J’ai mal compris, j’ai répondu: «4000 dollars? Super!» Ça voulait dire quelque chose pour moi, je gagnais 6400 dollars par année avec deux enfants. Quand on m’a confirmé le vrai montant, j’ai eu un vertige, c’était comme de gagner au loto. J’ai voulu acheter un cadeau à ma femme, mais les magasins étaient fermés. Je n’ai trouvé qu’un sèche-cheveux. Elle n’a pas cru ce que je lui racontais. Puis elle a pleuré. Je me suis dit: J’ai gagné un paquet d’argent, et voilà que je fais pleurer ma femme…»
L’écriture, l’épouse omniprésente, et l’argent qui cristallise les difficultés aussi bien que les reconnaissances: triptyque kingien. L’écrivain porte cette franchise, et dans ses romans, elle apparaît comme un populisme assumé, avec ses personnages au mieux de la classe moyenne, vivotant dans leurs petites villes. Un univers qui comprend, en parallèle, son cycle inversé, la saga de La Tour sombre. Au sortir de la conférence de presse à Paris, on croise Bernard Werber, l’auteur à succès des Fourmis: il dit son admiration pour «cette simplicité, cette totale absence de prétention».
Cela fait quatre décennies, 66 livres publiés dont 55 romans, que Stephen King couvre la tapisserie de la maison Amérique avec les ombres de ses histoires, et quelques taches de sang. Sans transiger. Il brocarde d’ailleurs volontiers des productions récentes comme Twilight ou 50 Nuances de Grey, «mauvaise littérature, si c’en est, ne cherchant qu’à satisfaire une supposée attente du public». On peut lui adresser des reproches, par exemple ses longueurs, mais pas celui-là. Plongé dans un imaginaire rigoureusement personnel, il impose des histoires qui ne manquent pas de déconcerter, comme le récent 22/11/63, surprenante intrigue sur le postulat pourtant simple d’un retour dans le temps pour empêcher l’assassinat de JFK. Cette obstination dans l’exploration de «la part de secret en chacun de nous, les peurs cachées» – son mantra – lui confère une rare fiabilité. Et sur la durée, après son héritage d’éveilleur pour les ados de naguère, elle le pose tel un compagnon.
Fut-ce un privilège de le voir à Paris, à quatre mètres, riant lors d’une conférence de presse? Bien sûr. Mais il ne cesse de parler à son public, par ses romans et ses fameuses postfaces. Au final, c’est ce qui compte. Maintenant qu’il apparaît en public, qu’il vient badiner en Europe, Stephen King ne fait que confirmer son rôle dans les vies de certains lecteurs. Un imaginaire torturé, et rassurant à la fois. Une présence, si évidente. Si précieuse.