Quand Manuel Vilas écrit Ordesa, en 2015, il est âgé de 52 ans. Où qu’il tourne le regard, il rencontre le vide. Vers l’amont, ses parents décédés; vers l’aval, ses fils qui s’éloignent. Sa femme l’a quitté, autre deuil. Et l’Espagne autour de lui est d’une couleur qui imprègne tout le livre, la moins appréciée du prisme, on le sait: «Tout est devenu jaune. Que les objets et les êtres virent au jaune signifie qu’ils ont atteint l’inconsistance, ou le ressentiment», écrit-il d’entrée.

Avant d’être un livre stupéfiant par sa radicalité et sa simplicité, Ordesa est un village dans les Pyrénées, où le père emmena sa famille au cours de l’été 1969 et où le fils cherchera ses traces avec ses garçons. Ordesa est aussi une construction de 157 fragments suivis d’une dizaine de poèmes qui disent sans pudeur, avec tendresse et une rage traversée d’éclats de drôlerie coupants comme du verre, la souffrance d’être séparé de là d’où l'on vient. C’est aussi un livre sur l’Espagne de la fin du franquisme et sur les années qui ont suivi, quand une classe moyenne a surgi, sortie de l’extrême pauvreté pour accéder aux biens de consommation courants, avant de retomber dans une pauvreté nouvelle, issue de la crise.

Conscience de classe

La famille Vilas appartenait à cette classe devenue «moyenne-basse». «La conscience de classe ne devrait jamais nous faire défaut, écrit le fils, mon père s’est débrouillé comme il a pu avec l’Espagne: il a décroché un emploi, travaillé, fondé une famille, et il est mort.» Mais Ordesa n’est pas un livre sociologique, tout au plus peut-on y lire une sorte de manifeste politique. C’est surtout l’œuvre d’un poète: «Je parle d’autres êtres, des fantômes, des morts, de mes pauvres morts, de l’amour que j’ai eu pour eux, du fait que cet amour ne part pas./Personne ne sait ce qu’est l’amour.»

Une des forces de cet édifice est de faire apparaître le passé au spectre des objets, avec leur charge émotive et leur matérialité dégrisante: machine à laver, couteau électrique aujourd’hui obsolète, chips Matutano, également disparues, baignoire trop petite, flipper, voitures – les successives Seat du père.

Manuel Vilas est né en 1962 à Barbastro, en Aragon. Son père, représentant en tissus, portait beau par métier. Sa mère voyait le diable partout, aimait Julio Iglesias, les parfums chers et son fils, d’un amour absolu, encombrant, «atavique». Ils sont décédés en 2005 et en 2014, faisant de leur fils un orphelin à perpétuité.

Douleur archaïque

L’auteur ne se console pas de les avoir fait incinérer. Parfois, il les sent derrière lui, dans la salle de bains, dans son lit, qui «s’accrochent à sa solitude», et avec eux, «des fantômes de l’histoire de l’Espagne, qui elle aussi est un fantôme. Ils me caressent les cheveux pendant que je dors.» En lisant ces lignes, vient à l’esprit cette étrange expression juridique, «le mort saisit le vif», à prendre ici littéralement, les défunts investissent le corps du fils. On pense aussi à la saudade de Pessoa «du temps où l’on fêtait mon anniversaire. J’étais heureux et personne n’était mort.» Et au chagrin indéfectible de Proust à la mort de sa mère: trois registres de la même douleur, archaïque, viscérale, qui réveille des échos en chacun, à preuve l’immense et inattendu succès d’Ordesa en Espagne.

Pour renouveler cette vieille chanson, il fallait la dépouiller de ses ornements, lui donner un accent neuf. Poète, Manuel Vilas a trouvé cette forme fragmentaire qui donne un rythme et une mélodie tout en ruptures et en enchaînements. «Parce que nos morts doivent se transformer en musique, en beauté», il a donné aux personnages de sa danse des morts des noms de musiciens – Bach pour le père et Wagner pour la mère «nietzschéenne», Monteverdi pour l’oncle fou, Brahms et Vivaldi pour les fils, etc. Elle sonne vrai jusqu’au bout, cette chanson, jusque dans ses excès, ses silences et ses obscurités.

Violence capitaliste

Le thème de la pauvreté innerve tout le livre comme une brûlure. Le manque d’argent engendre la frustration, la colère, les fantasmes de consommation quand l’auteur rêve d’offrir à ses parents les meilleurs restaurants ou qu’il reproche drôlement à sa mère les frais des funérailles. Mais la notion va bien au-delà de la privation de biens matériels pour devenir une forme d’ascèse, une façon d’échapper à la violence capitaliste qui fait rage en Espagne comme ailleurs: «J’ai confondu pauvreté et détresse: elles ont le même visage. Mais la pauvreté est un état moral, un sens des choses, une forme d’honnêteté qui n’est pas nécessaire. Le renoncement à participer à la mise à sac du monde, telle est la pauvreté à mes yeux. Sans doute non par bonté, pour des raisons éthiques ou un quelconque idéal élevé, mais par incompétence pour le pillage./Mon père pas plus que moi n’avons pillé le monde. En ce sens, nous avons été les moines d’un ordre mendiant inconnu.»

Photos arrachées à l’oubli

Ordesa est un livre de deuil qui n’a rien de funèbre. Il est mis sous l’égide de la chanson de Violeta Parra Gracias a la vida. Un amour de la vie qui peut prendre des formes autodestructrices – l’alcool, les médicaments, les conduites d’échec. Mais le livre offre aussi de grands moments de comique – les séances d’analyse grammaticale avec ses élèves adolescents ou la remise d’un prix littéraire national par le roi et la reine à un vieil auteur déjà fantôme de lui-même. L’écriture, Manuel Vilas en donne d’ailleurs une définition modeste: «J’ai passé toute ma vie à écrire, comme mon père. Moi, des poèmes et des romans; lui, des duplicatas des commandes des tailleurs espagnols.»

Cette approche matérialiste des grands mouvements de la vie – amour, deuil, création, échec, réussite – est une des forces de ce livre captivant et parfois irritant. Il est hanté par le sentiment de la faute, par le silence, le non-dit. C’est l’existence d’une famille ordinaire, où on ne se parlait pas, dont il ne reste que quelques photos, échappées à la rage destructrice de la mère, reproduites ici. Il dit la douleur du «jamais plus» et le dialogue qui persiste entre les morts et les vivants. En cela, Ordesa est un livre universel.


Récit

Manuel Vilas
Ordesa
Traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon
Editions du Sous-Sol, 400 p.

Citations

«Mon père s’est converti en électricité, en nuage, en oiseau, en chanson, en orange, en mandarine, en pastèque, en arbre, en autoroute, en terre, eau.
Je le vois dès que je veux le voir.»

«Tout homme finit un jour ou l’autre par se confronter à l’apesanteur de son passage dans le monde. Certains peuvent le supporter, cela n’a jamais été mon cas»