«Comment ferez-vous pour parler d’Orient quand vous y serez allé?» Heinrich Heine se moque ainsi que Franz Liszt, quand le musicien lui annonce qu’il part jouer à Istanbul. Mathias Enard rapporte cette apostrophe dans Boussole, étonnant roman aux allures encyclopédiques, paru ces jours-ci, où il rend hommage à un mouvement un peu oublié: l’orientalisme. La question de Heine à Liszt, écrit Mathias Enard, «on aurait pu la poser à tous les voyageurs d’Istanbul, tant le voyage diffuse son objet, le dissémine et le multiplie dans les reflets et les détails jusqu’à lui faire perdre sa réalité».

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Boussole, d’une certaine manière, a pour sujet l’insaisissable. Insaisissable, cet Orient, que l’Occidental poursuit depuis toujours, qu’il ne rejoint jamais tout à fait, sinon dans son propre imaginaire (et que le savant venu du monde oriental, lui non plus, ne sait pas débusquer tant celui-ci est trafiqué de rêves occidentaux). Insaisissable aussi, Sarah, véritable héroïne du livre, femme savante, orientaliste de génie, voyageuse et passeuse infatigable, que Franz, son confrère autrichien spécialisé en musicologie – et narrateur de Boussole –, a toujours rêvé de séduire, sans jamais vraiment y parvenir, la perdant toujours, aussitôt conquise… Buée sur le miroir aux désirs, Sarah ne cesse de s’évaporer.

Boussole s’ouvre alors que Franz Ritter, malade, voit la mort approcher. Il fume de l’opium, regarde les gouttes de pluie couler sur les vitres et se remémore, dans la nuit viennoise, une vie de recherches orientalistes, de lectures, de voyages et de tristes amours. Défilent des amis, des explorateurs, des chercheurs, personnages réels ou imaginaires, souvent fous d’Orient, Européens en perdition dans les bas-fonds des pays qu’ils traversent, Orientaux égarés dans les labyrinthes de l’Occident, espions et savants amoureux et délirants; des pointures comme Henry Corbin, Edward Saïd; des écrivains, des poètes, des écrivains-voyageurs, dont l’Iranien Sadegh Hedayat, le Persan Roumi ou la Suissesse Annemarie Schwarzenbach, parmi tant d’autres. Tandis que Franz médite et râle, Sarah est plus lointaine que jamais. Elle est partie pour cet «orient de l’Orient», formule de Pessoa citée par Mathias Enard. Sarah est à Bornéo, d’où elle envoie à son «très cher Franz» un article de sa main sur une étrange et prophétique pratique, intitulé «Du vin des morts du Sarawak».

Chercheur et romancier

Depuis La Perfection du tir, qui lui valut en 2003 le Prix des cinq continents de la francophonie, Mathias Enard n’a cessé de dialoguer avec l’altérité et nos imaginaires. Dans Rue des voleurs (Actes Sud, 2012), son héros est un jeune Maghrébin en route vers l’Europe. Dans Boussole, dialogue et altérité sont au cœur du récit, une fois encore. La pratique du romancier rejoint ici un autre pan de la vie de Mathias Enard, celui du chercheur en littératures arabe et persane. Mathias Enard est un ancien étudiant de l’Institut des langues orientales à Paris, le fameux Langues O’. L’arabe et le persan, il a appris les deux langues en même temps. «C’était assez commun autrefois chez les orientalistes de cabinet, explique Mathias Enard. Aujourd’hui, ça l’est un peu moins pour des raisons de partage scientifique dans les universités. Dans mon cas, j’avoue que je ne savais pas trop laquelle de ces langues choisir. J’ai donc choisi les deux – l’arabe et le persan – et j’ai continué les deux.» Et d’expliquer que ses premiers pas dans l’écriture se sont joués dans des articles scientifiques, comme ceux qu’il met en scène aujourd’hui sur un mode romanesque. Boussole, qui explore toutes sortes de modes d’écriture, foisonne d’articles fictifs, parfois encore à écrire, et de citations réelles. Formidable collection orientale.

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Ce goût pour l’Orient, d’où lui vient-il? «Je ne sais pas vraiment, avoue Mathias Enard. Sans doute est-ce dû à une espèce de fascination, depuis l’enfance, pour le voyage et l’exotisme. Des rêves comme on en a tous, mais qui se concrétisent par des études. Et puis, on se confronte à la réalité…»

Pour écrire Boussole, Mathias Enard évoque ces documents, textes, articles, histoires autour de l’orientalisme, qu’il collectionne depuis longtemps: «Je me suis toujours intéressé au sujet.» Mais pourquoi un roman, plutôt qu’un essai? «Non, non. Je n’y ai pas pensé. Ou alors, un essai très court, par exemple sur l’orientalisme et la musique. Mais je ne suis plus chercheur depuis très longtemps…» Franz Ritter, affirme-t-il, est un pur personnage. Rien à voir avec lui. «Je ne pense pas qu’il me ressemble. Il est un peu un extrémiste, Franz Ritter, et puis, je suis beaucoup moins savant et intellectuel que lui… Moins Autrichien, aussi!»

Vienne, cité rêvée

Et pourtant, c’est en Autriche que commence le voyage immobile, nourri de souvenirs et du désir de Sarah, qui forme la trame du livre. Vienne, Istanbul, Damas, Alep, Palmyre, Téhéran et finalement les jungles de Bornéo. Episodes marquants: une nuit dans le froid à camper avec des amis chercheurs devant Fakhr ed-Din, citadelle qui domine Palmyre, ou ce long récit intense, d’un vieux professeur honteux, dans un jardin de Téhéran, où la révolution de 1979 se mêle à un amour coupable, inavouable, manipulateur.

Vienne et l’Autriche, d’abord. Pourquoi? «J’avais la sensation qu’il fallait partir de Vienne, parce que c’est là que tout commence. Le voyage physique du livre, mais la ville est aussi, comme le dit Hofmannsthal, une «Porte de l’Orient»; une cité rêvée face à l’altérité turque. Je voulais, en choisissant un Autrichien, qu’il incarne l’Europe dans toute sa complexité.»

Les Orientaux n’ont aucun sens de l’Orient. Le sens de l’Orient, c’est nous autres les Occidentaux, les roumis, qui l’avons

Résigné à mourir, désireux de rêver encore, Franz Ritter fume de l’opium lorsque s’ouvre le récit. Une manière, dit Mathias Enard, d’évacuer le cliché, mais de le déplacer aussi. L’image des fumeries d’opium de Chine et d’Indochine domine en Occident, alors que cette drogue est traditionnelle en Turquie et en Iran, notamment.

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La figure de l’orientaliste, qui nourrit les héros et les évocations de Mathias Enard, n’est-elle pas, aujourd’hui, désuète? «C’est vrai. Elle est très liée au XIX siècle, dit-il. Au XXe, le mode du savoir se transforme. On n’est plus orientaliste mais historien, géographe, linguiste, spécialiste de la littérature, musicologue. Les spécialisations prennent le pas sur cette espèce de grande discipline un peu fourre-tout où les gens savaient des langues, écrivaient sur l’histoire, sur la poésie, sur les us et coutumes, sur tous les sujets possibles. Ces orientalistes-là n’existent plus. Au XXe siècle, déjà, il n’y en a plus.»

Nostalgie? «Je ne regrette pas cette époque. Je ne cherche pas non plus à réhabiliter ce courant – j’en raconte les aspects négatifs liés au colonialisme, à la domination, aux guerres. Mais je veux aussi montrer qu’il y a eu des passionnés et qu’ils ont mis énormément de textes en circulation. Ils ont œuvré pour la connaissance d’autrui, de la différence. Finalement, ils ont contribué au grand renouvellement des lettres et de la musique européenne au XIXe siècle et au début du XXe.»

Est-ce un livre engagé, à l’heure où l’actualité semble élever des murs de plus en plus difficiles à franchir entre l’Occident et l’Orient? «A l’arrière-plan de mon écriture, il y a, en effet, cette violence contemporaine. Je connais la Syrie, j’ai toujours été proche du monde arabe, et l’extrême violence en ce moment me touche de près. De même que l’espèce d’incompréhension, qu’on constate de plus en plus, dans nos médias, sur ce que peuvent être les mondes musulman, arabe ou turc. On porte un regard un peu méprisant sur ces régions et ces gens, et cela me vexe personnellement.»