Cinq ans déjà qu’est paru Réparer les vivants de Maylis de Kerangal. Le retentissement qu’a eu et continue d’avoir ce vaste roman choral sur la transplantation cardiaque gomme un peu le passage du temps. Il y avait la thématique du don d’organes bien évidemment, la course contre la mort. Et la façon dont Maylis de Kerangal s’en est emparée, une manière qui fait sa patte d’écrivain, peaufinée en presque vingt ans d’écriture: une approche très documentaire, comme des morceaux de monde, qu’elle agence ensuite en fiction, vaste toile tissée d’échos où les personnages, multiples, s’encastrent, comme des motifs sensibles.

Jeu des résonances

Rentrée 2018: Maylis de Kerangal fait un pas de côté, quitte sa zone de confort avec Un monde à portée de main. Elle surprend avec un roman de formation, centré sur le personnage d’une jeune fille, Paula Karst, que l’on suit entre 20 et 27 ans, le temps de sa métamorphose en jeune femme et en peintre spécialiste du trompe-l’œil. Paula se forme dans une école bruxelloise fameuse (et bien réelle), spécialisée dans la peinture décorative, faux marbres, faux bois, fausse écaille de tortue. Au départ, à l’instar du lecteur, Paula ne prend pas la mesure de l’univers dans lequel elle vient d’entrer. Ni de l’épreuve initiatique qui l’attend. Son regard sur le monde, son corps, sa façon de bouger en seront transformés.

Le plus beau peut-être dans ce projet, outre la prise de risque de l’auteure qui aborde une autre forme romanesque, dont elle parle avec franchise (lire ci-dessous), c’est le jeu des résonances qui s’activent au fil des pages. En suivant la formation de cette jeune faussaire, c’est son propre travail de romancière que Maylis de Kerangal questionne. Et si, par touches, on sent un peu trop le programme, il y a un ravissement, une ouverture de l’œil du lecteur aux formes du monde, à ses couleurs inouïes, que Paula tente de reproduire, et, derrière elle, Maylis de Kerangal. Et ce rappel, fortement poétique, que tout palpite, «tout est vivant». Même le passé. Si les marbres sont des «tranches de temps», les romans en sont la lecture. Et c’est ce tressage-là, subtil, sous des atours simples, qui fait la force et la saveur d’Un monde à portée de main.

Le Temps: «Réparer les vivants», votre précédent roman, portait sur la transplantation cardiaque. «Un monde à portée de main» se déploie dans l’univers des peintres spécialistes du trompe-l’œil. Comment choisissez-vous vos terrains d’exploration?

Maylis de Kerangal: C’est très intuitif. On part d’une idée et puis le livre dérive ailleurs, de lui-même… J’ai écrit Réparer les vivants à un moment où je traversais des deuils éprouvants, la mort de mon père et celle d’un ami proche, dans un intervalle de temps rapproché. Réparer les vivants s’est imposé très vite. J’ai mis de côté le livre que j’écrivais à l’époque et qui portait sur la préhistoire et l’art pariétal, l’art avant l’écriture. Ecrire sur la transplantation cardiaque me permettait de donner une forme à l’expérience de la mort. Quand j’ai voulu reprendre le travail sur la préhistoire, j’avais à cœur d’écrire sur le chantier d’un fac-similé de la grotte de Lascaux. Un monde à portée de main est parti de là.

Pourquoi cet intérêt pour le fac-similé, la copie?

Ces faux sont comme des portes, des passages qui trouent la réalité, creusent notre réel. Quand on les emprunte, on peut atteindre des formes de vie auxquelles nos vies ne nous donnent pas accès. La vraie grotte de Lascaux s’est retirée du monde, elle n’est plus accessible au public. Seul le fac-similé permet l’accès à la grotte originale où l’on situe la naissance de l’art. Grâce à des témoignages, des photos, on a pu reproduire l’entrée de la vraie grotte, un cône d’éboulis. Ce cône n’existe plus sur le site original, qui a été dénaturé, bétonné. Le cône d’éboulis est aujourd’hui une fiction. Et c’est par la fiction que l’on retrouve l’état de nature.

Le fac-similé de Lascaux arrive à la toute fin d’«Un monde à portée de main»…

Oui. Je pensais écrire sur le chantier du fac-similé et j’ai finalement écrit sur une jeune femme qui se confronte à la réalisation du fac-similé. Le livre est devenu le livre de ce personnage, Paula Karst.

C’est la première fois que vous écrivez un roman avec un personnage central et non pas un roman choral, aux multiples voix. Pourquoi ce changement?

Les moteurs de mes romans précédents étaient des actions: un pont qui se construit, un cœur que l’on transplante… Les personnages n’étaient convoqués que pour faire ce qu’ils devaient faire. Et puis ils disparaissaient. Après ces romans chorals, j’avais le désir de suivre un personnage de bout en bout, d’être tout le temps avec lui. A la fois pour travailler l’idée même de personnage de roman – quelles sont ses formes, ses figures aujourd’hui? Et aussi pour que le personnage puisse ressaisir des choses de moi, des souvenirs, une mémoire. J’ai donc donné une héroïne à cette histoire. Il y a un va-et-vient permanent entre ce personnage de Paula Karst et la personne que je suis.

Vous donnez à Paula des souvenirs qui sont les vôtres?

Oui, j’ai glissé des motifs autobiographiques mais aussi une interrogation personnelle sur ce que sont la fiction et l’illusion. C’était un défi pour moi de suivre un personnage sur le long cours. Je continue ma formation d’une certaine manière dans ce livre. Je me risque aussi pour la première fois à questionner le roman. En mettant en scène cette fille qui peint et qui rêve sur ce qu’elle peint, j’avais envie de démêler ce qui dans mes désirs de fiction était lié au travail d’imagination.

«Un monde à portée de main» est un roman de et sur la formation. Vous êtes d’accord avec cette appellation?

Oui. Ce mot «formation» me touche beaucoup. Il évoque la formation d’un être, la manière dont se construisent son regard et son rapport au monde. La formation renvoie aussi aux formes, à toutes les formes et notamment celles du langage. La formation résonne aussi avec la formation du monde, du sol, des roches. Nous sommes dans un monde de formes et ce livre interroge les formes plurielles du monde, les formes de vie et de pensée, comme la fiction qui permet de se connecter à d’autres vies.

Paula se forme à l’art du trompe-l’œil dans une école bruxelloise. Un jour, un camarade lui fait visiter une carrière de marbre rouge, celui-là même qu’elle s’échine à copier en classe. Comment avez-vous construit cette scène?

C’est une scène clé du livre. Paula comprend que le marbre Cerfontaine qu’elle essaye de copier se trouve à la fois dans une carrière en Belgique et au palais de Versailles. Et que la campagne près de Namur où ils se trouvent était à la préhistoire couverte de lagons translucides et de chaînes de corail. Jonas, le camarade de Paula, lui ouvre les yeux sur le fait que tout coexiste, qu’il existe des traces de tout et que tout cela est en nous. On peut y accéder, on peut l’imaginer grâce aux fossiles. Le monde qui pourrait n’être qu’une espèce de vérité unique, un peu rigide, devient un monde totalement feuilleté de temps et d’espace et dont l’archéologie est peut-être ce que tentent de faire les romanciers.

La force de la fiction, c’est justement de pouvoir tout relier? Epoques, souvenirs intimes et collectifs…

Paula et Jonas sont comme des archéologues. Ecrire une fiction comprend une part d’archéologie de soi et cette archéologie est forcément façonnée par l’environnement, par les livres que l’on a lus, les expériences faites, les sentiments éprouvés. Exactement comme le marbre dans cette carrière a été façonné par le temps, les hommes qui l’ont exploité, où qui se sont réunis là. Ecrire une fiction, c’est une façon extrêmement mobile d’habiter le monde. On circule au travers d’une multiplicité de couches qui forment un feuilletage. L’activation de ce feuilletage constituerait une part de l’art du roman.

«Un monde à portée de main» est aussi traversé par l’idée que copier, ce n’est jamais que copier.

Oui, copier, ce n’est jamais que reproduire, on est toujours dans ce que l’on crée. Pour se trouver soi-même, on passe par un temps où l’on apprend ce qui fait partie du commun, un langage, des formes communes. Après seulement, on peut les faire résonner en soi. Se tisse alors ce qui est au fond le sujet du livre: l’imagination. J’ai beaucoup pratiqué l’extrême documentation dans mes livres, surtout pour Réparer les vivants. Je connais bien la tension qui se crée entre documentation et imagination. La documentation, c’est-à-dire le rapport au réel, est un moyen de créer des analogies, des rapports secrets entre les choses qui permettent à la fiction d’entrer en jeu. Ces analogies créent un réseau d’échos. Se plonger dans la fiction revient à activer ce réseau. La question de la fiction, ce n’est pas l’imitation du réel, c’est la vie.


Maylis de Kerangal, «Un monde à portée de main», Gallimard, coll. Verticales, 286 p.