En 1978, Georges Perec adopte les I remember de l’Américain Joe Brainard: il recueille «des petits morceaux de quotidien, des choses que, telle ou telle année, tous les gens d’un même âge ont vues, ont vécues, ont partagées, et qui ensuite ont disparu, ont été oubliées […] et qui reviennent intactes et minuscules». Ces énumérations ont un effet «madeleine de Proust», et on ne compte plus les Je me souviens qui ont fleuri avec plus ou moins de rigueur depuis. Deux variantes particulièrement réussies sortent aujourd’hui, elles éclairent deux pans de la mémoire: ce dont on se souvient et ce qu’on ne se rappelle pas – ni comment ni pourquoi. Si Mathieu Lindon cherche ce qu’il a oublié, Lydia Flem visite sa mémoire à travers le prisme du vêtement.

Le tissu dont sont faits les rêves

En 2004, Lydia Flem a touché un vaste public avec Comment j’ai vidé la maison de mes parents. Avec Je me souviens de l’imperméable rouge que je portais l’été de mes vingt ans, elle glane dans un champ très riche, et qui éveille des réminiscences chez tout le monde, tant l’habit fait le moine. Les vêtements sont tissés de souvenirs: Lydia Flem en convoque 479 (un de moins que Perec, à qui le livre est dédié, bien sûr). Certains sont intimes, ils ramènent à l’enfance: «Je me souviens combien c’était difficile de nouer ses lacets quand on était petit.» A la famille: «Je me souviens que dans mon enfance, le dimanche matin, on prenait le petit-déjeuner en pyjama et robe de chambre.» Aux amours: «Je me souviens du joyeux désordre des habits qui jonchent le sol autour des amants.» Aux odeurs: «Je me souviens des notes du parfum de mon père mais j’ai oublié son nom.»

Crêpe de Chine, fil d’Ecosse

La mère de Lydia Flem était couturière, ses souvenirs sont riches de tout un vocabulaire disparu, énumérations magiques de points, de noms de couleurs, de termes techniques oubliés: «Je me souviens que ma mère prononçait des mots merveilleux comme crêpe de Chine, fil d’Ecosse, ciel de lit, ceinture coulissante, gros-grain, échancrure, pattemouille.»

Lydia Flem, elle, a préféré «les textes aux textiles». Psychanalyste, elle se souvient «du veston jaune pâle de Jacques Lacan à la Maison de la Chimie, rue Saint-Dominique. J’ai oublié la couleur de son nœud papillon». Photographe, elle a une mémoire visuelle. Certains souvenirs font sourire, ils trimballent toute une époque: «Je me souviens des féministes qui voulaient brûler leurs soutiens-gorge.». Ils émeuvent, ils évoquent des images de films – le trench-coat de Humphrey Bogart dans Casablanca –, de séries télé – l’imperméable chiffonné de l’inspecteur Columbo… Il arrive que le registre devienne grave – pour se souvenir de cette arrière-grand-mère modiste qui vendait des chapeaux, et fut déportée à l’âge de quatre-vingt-deux ans.

Parfois les souvenirs s’enchaînent, comme dans la cure psychanalytique, ou surgissent isolés, îlots de mémoire. Rugueux ou soyeux, doux, drôles, tendres, colorés, odorants, ils forment un kaléidoscope qui à son tour éveille les souvenirs du lecteur. Car, même si nous nous en soucions comme de notre première chemise, nous aussi nous nous souvenons que nos ancêtres Adam et Eve «surent qu’ils étaient nus. Ils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes».

Oublieuse mémoire

Mathieu Lindon saisit sa mémoire à travers les trous. Il sait avoir été à l’école, oui, mais qu’a-t-il appris, quand, comment, il ne s’en souvient pas. Comme les souvenirs de Lydia Flem finissent par former une autobiographie, les oublis de Mathieu Lindon tissent la sienne. Là où Lydia Flem glisse à travers le temps et l’espace en un grand mouvement, Lindon tourne autour de ce trou noir de l’amnésie. Il ne s’agit pas de fragments numérotés et aléatoires, mais d’un récit organisé autour de l’«oublieuse mémoire»: «Je ne me souviens pas de n’avoir pas su parler, je devais être désemparé. Je ne me souviens pas de comment je m’y suis pris pour ne pas mourir de faim, d’ennui de tristesse.»

Il ne se souvient pas des premières fois, où il a pleuré, menti, perdu…, il ne se rappelle «que ce que tout le monde se rappelle», et c’est peu de chose semble-t-il penser. Mais non, ces souvenirs lacunaires forment avec une apparente nonchalance le portrait de celui qui reconnaît: «me faufiler entre les gouttes fut toujours ma grande aspiration». Pourquoi, il ne le dit pas ici: un père trop lourd – Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit –, une jeunesse difficile. Il montre quelqu’un qui ne veut ni ennuis ni complications: «Je ne me souviens pas quand j’ai pris le pli. M’était-elle naturelle, innée, ou mon éducation fut-elle à ce point un succès que la servitude me devint soudainement volontaire?»

Pourtant, les livres de Mathieu Lindon lui ont valu des procès, il a une image de provocateur. Rien ici de scandaleux, à peine quelques allusions discrètes à la prostitution, sur le même plan que de petits événements quotidiens dont il ne vaut pas la peine de se souvenir mais qui persistent, dans la mémoire du corps, sans qu’on sache trop pourquoi, des hontes légères et persistantes, des aveux discrets et toujours élégants, une nostalgie omniprésente qui préfère ne pas trop se rappeler: «Je ne me souviens pas qu’oublier était mon grand objectif.»


Récits

Lydia Flem, «Je me souviens de l’imperméable rouge que je portais l’été de mes vingt ans», Seuil/La librairie du XXIe siècle, 248 pages. ****

Mathieu Lindon, «Je ne me souviens pas», P.O.L, 158 pages. ****