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Ma mère était une espionne…

Dans un roman troublant, András Forgách raconte comment il a découvert un secret bien gardé. Beau portrait d’une femme, d’une famille, d’une époque

Dans son roman, András Forgách va retracer la jeunesse flamboyante de sa mère avant qu’elle n’opte pour des missions secrètes. — © Gallimard
Dans son roman, András Forgách va retracer la jeunesse flamboyante de sa mère avant qu’elle n’opte pour des missions secrètes. — © Gallimard

Comment réagir quand on apprend que sa mère défunte travaillait pour les services secrets? Afin de conjurer ce choc, l’écrivain et scénariste hongrois András Forgách a fait de cette découverte un livre, traduit aujourd’hui en français. Même s’il repose sur des documents et des archives diversement inclus dans le récit, Fils d’espionne est une œuvre de fiction qui peut «par endroits s’éloigner des faits historiques», rappelle une note de l’éditeur. Un statut hybride qui rend ce roman inclassable encore plus troublant et attachant. Il est en outre fort bien écrit avec un rendu quasi cinématographiques des atmosphères et des lieux.

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Sans préambule ni présentation, le narrateur nous emmène au cœur des choses. Madame Pápai – nom de code du «collaborateur secret» Bruria Forgács – rencontre dans un salon de thé à Budapest trois messieurs qui arrivent avec un petit quart d’heure de retard. Ils commencent par lui offrir des fleurs et un napperon brodé pour son soixantième anniversaire avant de passer aux choses sérieuses. Et de se confronter au tempérament fougueux et aux propos revendicateurs de leur belle interlocutrice qui, visiblement peu soucieuse de son apparence, «n’avait pour seul bijou qu’une magnifique paire d’yeux vert émeraude, tachetés de gris et de bleu».

Jeunesse flamboyante

Racontée de manière vivante et complice, cette scène, comme les suivantes, est doublée – sous forme de notes de bas de page – par le récit qu’en font les agents du gouvernement. Un texte lapidaire, imprimé dans un caractère d’ancienne machine à écrire, qui détaille avec froideur aussi bien les sommes dépensées pour les cadeaux que les buts à atteindre ou les faiblesses du collaborateur. On y apprend notamment que Madame Pápai a repris le flambeau de son mari, «qui était en contact avec nos services depuis les années 1950, mais souffre actuellement d’une grave dépression, et s’avère incapable de mener à bien sa mission».

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Comment la superbe et indomptable Bruria en est-elle arrivée, dans les années 1970-1980, à espionner son pays d’origine, Israël? Par amour du communisme, par refus du sionisme? C’est ce que vont révéler les chapitres suivants, rappelant au passage sa jeunesse flamboyante à l’époque de ses études d’infirmière à l’Université américaine de Beyrouth. On y fait aussi plus ample connaissance avec son mari, et père de ses quatre enfants, Marcell Friedmann devenu Forgács à l’époque où «il fallait avant tout éviter un nom à consonance juive». C’est lui qui, le premier, sera rebaptisé Pápai quand, correspondant du MTI – l’Agence de presse hongroise – à Londres, il s’engagera dans une double vie d’agent secret qui «accentua les tendances paranoïaques qui sommeillaient en lui».

Tout devient suspect

Changement de rythme, de ton, de point de vue. Intitulée «Bruria et Marcell», la deuxième partie du livre prend la forme d’une suite de poèmes élégiaques. Et les cent dernières pages nous ramènent à l’origine même du roman: le moment où le narrateur apprend, par le coup de téléphone d’une personne qui est tombée par hasard sur ce dossier, que sa mère était un agent, «bon pas une moucharde, mais une espionne. Pas une vraie espionne, mais quelque chose d’approchant.» Tout, dès lors, pour le narrateur, devient différent et suspect, même et surtout la beauté. «Un voile sombre recouvre tout, et on ne peut pas en parler.» Mais il ajoute: «On ne peut pas ne pas en parler.»

Fils d’espionne RomanAndrás ForgáchTraduit du hongrois par Joëlle DufeuillyGallimard, 340 p.