Genre: Anthropologie
Qui ? Jean-Claude Métraux
Titre: La migration comme métaphore
Chez qui ? La Dispute, 262 p.

Préférence nationale, interculturalité, «Multikulti» – et si toutes ces approches en apparence si opposées avaient surtout des points communs, comme le fait de figer les migrants dans une identité fermée et exclusive? Et s’il fallait, pour rendre réellement opérantes les démarches qui visent à aider les migrants à trouver une intégration dans leur société d’accueil, partager ses deuils avec eux, se faire en quelque sorte migrant soi-même?

C’est la voie qu’explore le pédopsychiatre Jean-Claude Métraux, cofondateur de l’association Appartenances. Passionnée et passionnante, sa démarche, basée en grande partie sur ses propres travaux sur les deuils collectifs*, bouscule beaucoup de tabous, notamment ceux qui définissent généralement les positions respectives du thérapeute – ou de l’aidant – et du soigné – ou de l’aidé.

Nous tous, tel est le postulat de départ, migrons. D’un pays à l’autre de plus en plus souvent, mais aussi d’un quartier, d’un statut, d’un âge de la vie à un autre. Si chaque passage n’équivaut pas à une migration, les processus se rapprochent dès lors qu’il s’agit de renoncer à une ou des appartenances et d’essuyer une perte de sens. L’époux divorcé, le travailleur qui se retrouve au chômage ou rattrapé sans désir par l’âge de la retraite, le vieillard qui voit ses proches décéder et ses aptitudes décliner sont confrontés à ces pertes signifiantes qui commandent d’entrer dans un processus de deuil dont les étapes ressemblent à celles de la migration.

Les migrants eux-mêmes ne commencent pas forcément leur chemin par un départ: la rupture majeure d’une guerre ou celle plus sournoise de la marginalisation peuvent l’avoir précédé. Et ils n’arrivent pas davantage au moment où ils passent la frontière mais lorsque, atteint le terme du deuil, ils peuvent se retrouver dans la société d’accueil et y raconter leur histoire.

Ce que nous identifions comme les problèmes de la migration sont souvent l’expression d’échecs ou de blocage de ce processus, que chacun entreprend avec ses instruments symboliques propres et qui ne peut débuter tant que priment les exigences de la survie. Les dérives que connaissent beaucoup d’enfants de migrants à l’adolescence – marginalisation, toxicomanie, violence de bande – sont ainsi liées à l’impossible migration qu’on leur demande plusieurs fois par jour entre les mondes retranchés de leurs parents et de l’école beaucoup plus qu’à des déterminismes culturels.

Plutôt que de reconnaître la dynamique partagée de ces trajectoires, les spécialistes de la prise en charge des migrants tendent, estime Jean-Claude Métraux, à enfermer ces derniers dans une différence essentielle à travers une démarche qu’il compare à l’orientalisme dénoncé par Edward Saïd. Différence d’autant plus stigmatisante que les migrants, le plus souvent, parcourent un chemin qui les mène d’un monde du moins – d’argent, de formation, de sécurité – à un monde du plus où leurs compétences se trouvent radicalement dépréciées.

Pas très étonnant dans ces conditions que les migrants nourrissent souvent une fière méfiance envers ceux qui sont supposés les aider à répondre aux exigences de la société d’accueil. Pour désarmer cette méfiance, Jean-Claude Métraux propose d’en revenir, en somme, aux règles de l’hospitalité. Reconnaître, d’abord, que le soin – ou l’aide – ne procède pas seulement d’un échange «travail contre salaire» mais s’inscrit aussi dans la dynamique du don.

Sous peine d’étouffer la personne aidée sous sa sollicitude, il faut donc lui offrir des occasions de réciprocité. Accepter les cadeaux sans arrière-pensée déontologique. Offrir une expérience personnelle en écho à celle qu’elle affronte. Lui demander, enfin, les clés de son monde – plutôt, par exemple, que de dire qu’ici un père doit faire ceci ou cela, s’informer de ce que doit faire un père dans la culture de son interlocuteur et discuter sur cette base. Lui offrir la possibilité d’intervenir sur les conclusions d’une étude à laquelle elle a participé.

C’est, encore une fois, un voyage qu’il faut entreprendre. Quitter le confort d’une situation où l’on est confronté, sujet connaissant, à un autre à connaître pour s’engager dans un dialogue basé sur la réciprocité dont l’issue sera définie à deux. Et se retrouver, de ce fait, dans la situation de nombreux migrants, tenu à la loyauté envers ses appartenances communautaires ou professionnelles d’origine, tout en s’efforçant de partager les richesses contenues dans le monde de l’autre et d’accéder à la réussite d’une appartenance plurielle.

* Jean-Claude Métraux, «Deuils collectifs et création sociale», La Dispute, 2004.