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«Minutes noires» et «Odyssée barbare» deux sagas du Mexique contemporain

Un polar onirique et un Ulysse grincheux racontent la corruption, l’avidité avec une verve drôlatique.

Un jeune journaliste, lecteur d’Ignace de Loyola, enquête sur des meurtres de fillettes commis trente ans auparavant, à la fin des années 1970. Le présumé coupable est toujours en prison, les policiers, les politiciens n’ont pas changé, ni les mœurs. A la page 124, l’enquêteur est déjà assassiné, et quelques autres semblent bien menacés. Bienvenue à Paracuán, port pétrolier, dans le Tamaulipas, ville imaginaire d’un Etat réel, au sud de la Californie. Un retour en arrière montre comment les soupçons se sont écartés du suspect idéal, le fils d’un industriel nord-américain intouchable. La vérité est encore ailleurs, on le sait à la fin, quand le récit revient au présent. Mais elle est tout aussi impossible à dévoiler, pour les mêmes raisons de pouvoir économique, de corruption et de népotisme. Et le gouvernement est en cause jusqu’au plus haut niveau. C’est donc un petit malfrat qui paiera pour le tueur fou.

Le premier roman de Martin Solares, chroniqueur et éditeur, est un polar touffu, chaleureux, complexe, parfois difficile à suivre. Son originalité est ailleurs, dans ses digressions oniriques. Une scène particulièrement charmante allège un instant ce tissu d’horreurs: les fantômes du lieutenant Rivera González et de B. Traven, l’auteur allemand du Trésor de la Sierra Madre, donnent des conseils à un jeune policier en déroute. Les confessions d’un père jésuite, l’apparition brève d’une vedette de la criminologie, des allusions littéraires introduisent des ruptures de registre, réveillent l’intérêt et la sympathie. Au sein d’une troupe de gamins des rues particulièrement agressifs, on croise un petit Martin Solares. L’auteur a signé son œuvre.

En exergue des Minutes noires, Solares a placé un index des personnages et de leurs surnoms. Daniel Sada aurait été bien inspiré de faire de même pour L’Odyssée barbare. Ce roman est un monstre réjouissant, un voyage dans la langue, que Sada maltraite, tord, fait bégayer. «Un auteur radical par excellence», disait de lui Roberto Bolaño. En effet. Cette Odyssée est divisée en quinze périodes composées de chapitres qui vont de la seule phrase au développement sur plusieurs pages. Le lecteur est souvent pris à partie, sommé de trouver les questions à des réponses données, de prendre parti. Le narrateur lui-même est harcelé par deux autres intervenants qui le contredisent et ne sont pas d’accord entre eux non plus.

L’Ulysse – il en faut un à toute odyssée – serait donc Trinidad, un épicier lâche, menteur, avare et violent avec les siens, sa sentimentale et vénale épouse Cecilia et ses deux fils, des militants politiques qui ne lui apportent que des ennuis. Le Mexicain de base préfère la sieste à toute activité. Trinidad ne se lèvera donc pas pour vérifier si ses garçons font partie de la cargaison de cadavres qu’un camion déverse sur la place de Remadrín. D’ailleurs, ils n’y sont pas. Il faudra beaucoup le harceler pour qu’il aille les ravitailler dans la grotte où ils sont cachés. Seul l’appât du gain peut le faire lever, en vain en ce qui concerne l’héritage de son vieux père qui s’est pendu de rage.

Remadrín est un village très loin de Dieu et tout près du Texas. Le poste de gouverneur est à repourvoir, ce qui met en marche les mécanismes de corruption, de falsification et de délation les plus inventifs. Le village finira en ville fantôme, abandonné de ses habitants. Mais la pourriture est partout au Mexique, à tous les étages de la société. C’est la morale de cette Odyssée cynique, drolatique, vertigineuse dans ses digressions.