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Miriam Toews, un chœur de femmes debout

Dans «Ce qu’elles disent», la Canadienne s’inspire de crimes commis contre les femmes d’une communauté mennonite en Bolivie

Miriam Toews croquée par Frassetto. — © Frassetto pour Le Temps
Miriam Toews croquée par Frassetto. — © Frassetto pour Le Temps

Le nouveau roman de la Canadienne Miriam Toews, Ce qu’elles disent, puise à des événements qui se sont produits entre 2005 et 2009 dans une colonie de chrétiens fondamentalistes mennonites en Bolivie. Au fil des ans, plus d’une centaine de femmes, de tous âges, se sont fait violer et tabasser dans leur sommeil, après avoir respiré un sédatif pour bétail, pulvérisé sous forme de spray. Les victimes se réveillaient le lendemain matin en sang, le corps couvert de bleus, dans un état comateux et ne se souvenant de rien. «Ces pécheresses sont visitées par Satan», rétorquaient les responsables religieux de la communauté. Jusqu’au jour où l’une des femmes a réussi à surprendre l’un des violeurs. Au total, huit hommes de la colonie ont été arrêtés et condamnés à de lourdes peines par la justice bolivienne. Comme l’indique Miriam Toews dans son prologue, en 2013, tandis que les coupables étaient toujours derrière les barreaux, «des attaques de même nature et d’autres agressions sexuelles ont été signalées dans la colonie».

Voitures et électricité

Miriam Toews a elle-même grandi dans une communauté mennonite, dans la province de Manitoba, au Canada. Elle en est partie à 18 ans. Quelques années plus tard, elle en sera excommuniée. Ses parents l’ont soutenue, tout comme sa sœur aînée avant elle. Son père, instituteur, et sa mère, assistante sociale, se distinguaient fortement du reste du groupe: auprès de leurs deux filles, ils prônaient les joies de la lecture, du débat d’idées, de la curiosité pour le monde et les gens. «La colonie en Bolivie a été fondée par un groupe d’ultra-fondamentalistes de ma propre communauté au Canada, parti dans les années 1920 puis dans les années 1950, pour vivre loin de tout contact avec le monde extérieur et la modernité», explique-t-elle dans la cour intérieure d’un hôtel de la rue des Canettes à Paris, juste en face des bureaux de son éditeur. «Extérieurement, ma communauté n’était pas fondamentaliste. On s’habillait normalement, on avait des voitures, l’électricité, les filles étaient éduquées. Mais les règles et la pression religieuses étaient en fait les mêmes que chez les ultras, avec cette condamnation et ce contrôle omniprésents, cette menace permanente de l’Enfer.»

C’est au début de la trentaine qu’elle commence à écrire et ses livres, qui reçoivent un large écho au Canada et aux Etats-Unis, ont tantôt l’environnement mennonite pour cadre, tantôt pas. Ils ont néanmoins deux drames familiaux en arrière-fond, le suicide du père en 1998 et celui de la sœur aînée en 2010, qui avait elle aussi quitté la communauté. «Mon père souffrait de trouble bipolaire et ma sœur de dépression sévère. La maladie mentale touche évidemment n’importe qui, n’importe où. Mais je rends responsable la communauté religieuse où j’ai grandi d’avoir considérablement aggravé la souffrance de mon père et de ma sœur.»

Les rumeurs d’abord

Ce qu’elles disent est son septième roman, le troisième traduit en français. Miriam Toews entend parler des cas de viol dans la communauté mennonite en Bolivie d’abord par des rumeurs. «Toutes les communautés mennonites sont connectées entre elles et les informations circulent vite. Ma sœur était encore vivante à l’époque. Elle avait elle-même subi des violences sexuelles à l’adolescence. Je pensais beaucoup à elle et nous en parlions beaucoup toutes les deux. Nous étions horrifiées, mais pas surprises. Les femmes dans ces colonies sont déshumanisées, réduites au statut d’objets, entièrement soumises au bon vouloir des hommes qui, eux, disposent des pleins pouvoirs. Analphabètes, elles n’ont aucuns recours», explique Miriam Toews. L’écrivaine prend beaucoup de notes sur l’affaire, qui entre-temps est devenue publique et fait l’objet d’une large couverture médiatique.

Mais la maladie de sa sœur aînée s’aggrave. Miriam Toews l’entoure. De cette épreuve puis du deuil qui a suivi, l’écrivaine a tiré Pauvres Petits Chagrins (Bourgois, 2015). Les années passent avant que le drame des femmes mennonites en Bolivie s’impose de nouveau à l’écrivaine.

Ce qu’elles disent commence après les viols, une fois que les coupables ont été arrêtés. Miriam Toews imagine que les hommes de la communauté sont partis à la ville, à plus de sept heures de route, pour payer la caution qui doit permettre aux huit inculpés de rentrer chez eux, dans l’attente du procès. Les femmes sont donc seules dans la colonie. Elles ont deux jours avant le retour des hommes pour décider de la suite: rester et continuer comme avant, rester et se battre ou quitter la colonie. «Je ne voulais pas entrer dans le détail des viols, cela revenait à faire violence une deuxième fois. Ce qui m’a intéressée, c’était de m’approcher de ces femmes, de les comprendre et de les entendre surtout. Qu’allaient-elles faire après ça?»

Scène de théâtre

Le dispositif romanesque tient de la scène de théâtre: un seul lieu ou presque, la grange où les femmes se réunissent pour discuter et décider de leur sort. Les dialogues sont donc la chair vive du livre; les échanges, vifs, libres, paroxystiques parfois donnent à voir, avec émotion, des femmes qui, par la parole puis l’action, recousent leur dignité piétinée; qui conquièrent en fait, pour la première fois, leur statut d’êtres humains. Partant du contexte très particulier des communautés mennonites, Miriam Toews signe un roman de libération qui concerne tous les contextes d’extrémisme religieux, tous les contextes de domination patriarcale.

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Miriam Toews fait donc entendre les voix de ces femmes qui doivent d’habitude garder le silence, au point que le roman prend la forme d’un chœur où chaque femme tient la note, entre colère, réflexions philosophiques et stratagèmes pour parvenir à leurs fins. «Les livres de Svetlana Alexievitch m’ont inspirée et notamment La guerre n’a pas un visage de femme, où elle a consigné les témoignages de soldates soviétiques qui avaient combattu au front pendant la Deuxième Guerre mondiale.» Miriam Toews a tendu un micro-imaginaire aux femmes de Molotshna, nom fictif de la colonie. On ne peut pas oublier Salomé, Greta ou Agata, ni leurs filles adolescentes qui chahutent et s’ennuient comme toutes les adolescentes.

Il faut lire le roman pour connaître la décision que vont prendre les personnages. Qu’ont fait les vraies victimes de la colonie en Bolivie? «Plusieurs ont prétexté vouloir rendre visite à de la famille au Canada et, une fois là-bas, elles ont demandé l’asile politique. Toutes l’ont obtenu», glisse Miriam Toews.

Roman

Miriam Toews

Ce qu’elles disent

Traduction de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné

Editions Buchet/Chastel, 228 p.