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Moscou, c’est la Russie? Vous n’y pensez pas…

Déjà déstabilisés par les distances et les us et coutumes de la capitale, Jeremy, Giulia et Timothée peinent à comprendre que la Russie, c’est encore autre chose. Un petit tour sur des routes cahotantes les y aidera

dédiée à la conception de saint Jean-Baptiste, est en réparation. — © Catherine Lovey
dédiée à la conception de saint Jean-Baptiste, est en réparation. — © Catherine Lovey

On dit que Moscou, ce n’est pas du tout la Russie, et on a raison d’affirmer une chose pareille. En cas de doute, il est possible de le vérifier de ses propres yeux. La recette? Quitter la capitale! Une idée folle aux yeux de la plupart des gens, à commencer par les Moscovites eux-mêmes. Ces derniers consentent certes à se jeter tous les week-ends dans les effroyables bouchons autour de la ville, afin de rejoindre une datcha dite de campagne. Là-bas, ils se mettent volontiers torse nu, regardent pousser des fleurs, fabriquent une ou deux confitures de baies. Mais tout ceci représente, au mieux, un saut de puce loin des habitudes de la capitale; à l’échelle de ce gigantesque pays, il s’agirait même d’une puce nonagénaire et arthritique. Disons-le sans détour: la tentation de pousser un peu plus loin à l’intérieur des terres, par les petites routes qui plus est, n’emporte pas les suffrages. Le Moscovite doué de raison préférera toujours sauter dans un avion pour Genève, Rome ou Athènes, bref, pour n’importe quel coin de terre qui ne soit pas russe.

Peine perdue

Dans notre appartement de Marfino, tout en coupant très fin choux et concombres pour la salade, oignons et carottes pour le sarrasin, et en rajoutant du beurre dans la poêle afin que les blinis n’accrochent pas, nous essayons d’expliquer à Jeremy et à Giulia, ainsi qu’à notre neveu Timothée, que la vie à Moscou n’a pas grand-chose à voir avec la réalité russe. Peine perdue. Plus nos jeunes découvrent la ville, plus ils nous regardent comme si nous portions, nous aussi, la barbe et les vêtements traditionnels des orthodoxes vieux-croyants. Pas étonnant. Pour eux, la capitale est déjà assez extravagante: du cyrillique systématique, y compris dans la bouche des serveurs qui n’ont jamais appris le mot beer, des distances hallucinantes à parcourir pour visiter la moindre chose, un art général de la présentation, que ce soit dans les musées, dans la rue et dans les magasins, qui n’en finit pas de les déstabiliser. Là-dessus, nos trois Mousquetaires s’offrent sans broncher boissons et tapas mondialisées à plusieurs centaines de roubles pièce, des prix habituels à Moscou mais astronomiques dès qu’on s’éloigne un peu; au centre-ville, ils se lassent de compter les Porsche Panamera et finissent par nous écouter, Patrick et moi-même, comme on le fait avec des rabâcheurs dépassés qu’on peut toujours laisser causer.

Cobayes helvétiques

Heureusement, notre ami Anton, bien que jeune et moscovite, nous propose la virée qui pourrait dessiller certaines pupilles. But de l’opération: aller voir quelques merveilles d’églises à Iourev-Polski, Souzdal et Rostov-le-Grand, dans un rayon de 350 kilomètres au large de la capitale, mais en évitant les gros axes routiers. L’idée consiste à découvrir aussi, dans le tas, paysages, villages et habitants tels qu’ils sont et vont dans la Russie d’aujourd’hui. Passionné de littérature, mais conscient qu’elle nourrit mal, amoureux de la culture russe, mais fâché qu’elle soit vendue d’une façon si standardisée, sur des chemins si bien tracés, Anton Soloviev, francophile accompli, a créé son agence Troika pour répondre aux souhaits de ceux qui entendent se montrer un peu plus curieux. Il nous prie de bien vouloir jouer les cobayes pour des visites expérimentales qu’il proposera peut-être, plus tard, à ses clients. Cinq rats de laboratoire de qualité suisse d’un coup, une aubaine! Alors que le coq inexistant de Marfino n’a pas encore chanté, Anton nous attend au pied de notre immeuble, sous un ciel chargé de pluie. Il est au volant, c’est une bonne nouvelle. Un chauffeur russe sur des routes russes, voilà qui sera toujours préférable… A ses côtés, l’un de ses amis, Timofeï Moukhortov, pianiste professionnel et moscovite typique puisqu’il n’a jamais mis les pieds là où nous allons. Nous embarquons tous les cinq, et en avant Simone, pardon, en voiture Nastia!

Le miel et la foi

Les jeunes de la famille retiennent de ce déplacement sur des routes plus que cahotantes des impressions et des images qui ne figurent pas dans les guides. Ils commencent à comprendre que la Russie s’aborde lentement, et que ce qui semble entendu ici ne l’est déjà plus à quelques mètres. Dans le petit village de Gavrilov­skoe, nous nous arrêtons pour un repas dans la modeste maison en bois de Svetlana. Timide, digne, cette ancienne citadine reconvertie, comme tant d’autres depuis quelques années, en femme de la campagne, reçoit pour la première fois des étrangers à sa table. Nous faisons un sort à ses plats, salade, soupe et purée, sortis tout droit de son jardin. Nous rendons visite au prêtre du lieu qui nous montre ses abeilles d’abord, puis son église en travaux. Le miel et la foi sont terriblement en vogue dans le pays, nous ne cessons de le constater. L’an prochain, le Père Guennadi compte toutefois se lancer dans la production de gelée royale. Il a cinq enfants à nourrir et les prières n’y suffisent pas.

Déjà, dans cette campagne fertile aux lignes presque toscanes par moments, le boucan de Moscou, sa modernité empressée, son gigantisme écœurant, paraissent à des milliards de kilomètres. Nous en profitons pour relire ce conseil que Dostoïevski donnait en 1876, «je le répète: il faut juger le peuple russe non pas sur les turpitudes qu’il commet si souvent, mais sur les grandes et saintes vertus après lesquelles il soupire jusque dans sa turpitude même.»