Avouons-le: il est plutôt rare de lire un dictionnaire en entier. C'est pourtant ce qu'a voulu faire un certain Touhoumusic 15 – tel est son pseudonyme sur le forum de Jeuxvideo.com. Le 28 février 2020 à 19h24, il déclarait: «Allez les kheys, ça faisait un moment que je voulais faire ça [lire le dictionnaire, donc, en l'occurrence la neuvième édition de celui de l'Académie française]. C'est partit [sic], je vous tiens au courant de mon avancement sur ce topic.» Quatre minutes plus tard, à 19h28 très exactement, Touhoumusic 15 déchantait: «Bordel, rien que le premier mot, c'est déjà chiant.»

On se permettra de donner un conseil à Touhoumusic 15: il aurait dû tenter l'expérience avec Le Dico des mots extraordinaires que vient de publier Jean Abbiateci, fondateur et homme à tout faire de la newsletter Bulletin. Premièrement parce qu'il est court (130 pages); et surtout parce qu'il est formidable (l'auteur de ces lignes l'ayant justement lu en entier, il peut en témoigner).

Les délices de l'abandon

Jean Abbiateci n'est pas inconnu de nos services: il fut rédacteur en chef adjoint de ce journal, puis de Heidi.news. En 2020, il a lancé Bulletin (credo: «l'info curieuse et optimiste»), une manière de réjouir votre boîte mail avec des étrangetés toujours signifiantes. C'est un amoureux des mots (pour un journaliste, c'est la moindre). Voire un peu plus: en tordant le sens qu'on donnait encore au XVIe siècle à cet adjectif, Jean Abbiateci serait, face aux lexiques, une personne esmerveillable, autrement dit: qui possède ce pouvoir de s'abandonner langoureusement à la puissance suggestive des briques de la langue, d'où qu'elles viennent. Une biche dans les phares du vocabulaire.

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Le Dico des mots extraordinaires est l'aboutissement de cette passion. C'est une maraude impressionniste dans ce que les langues ont inventé de plus juste et de plus surprenant pour décrire notre rapport au monde ou à nous-mêmes. Exemples: le terme japonais mottainai exprime précisément le remords qui nous saisit quand on gaspille quelque chose – fût-ce un légume qu'on a tardé à préparer et qu'on doit jeter; shemomechama, en géorgien, évoque le fait de manger, sans l'avoir vraiment voulu, au-delà de la satiété; firgun (un terme hébreu) désigne cette joie désintéressée que l'on peut ressentir à la réussite d'autrui. Dans le même registre compassionnel, le myötähäpeä finnois décrit une contagion de la honte, celle qui vous saisit «quand quelqu'un d'autre fait une chose profondément gênante ou stupide, et que l'on se sent mal pour lui».

C'est encore loin avant la pause pipi?

Il y en a comme ça des dizaines, du hollandais au Schwyzerdütsch (chrüsimüsi, cette locution qui désigne les petits chaos de nos vies quotidiennes), du tagalog (une langue philippine) au yagan, un idiome chilien désormais éteint. Mais rien ici de la liste froide: tout d'abord parce que la matérialité du livre (un élégant format carré 15 x 15 cm plein de couleurs chaudes et de trouvailles graphiques dues à Loris Grillet) happe l'œil. Ensuite parce que l'espace dévolu à l'élucidation de ces mots pour la plupart inconnus est à chaque fois rempli par une définition qui se développe en petit poème en prose (moins le spleen baudelairien): c'est fin, drôle, intelligent, bachelardien par moments – poétique, encore une fois. Tenez, celle-ci: «[…] le mot finnois poronkusema est une unité de mesure qui correspond à la distance que peut parcourir un renne sans s'arrêter pour uriner. Soit sept kilomètres.»

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Attrapé dans un coin de Twitter, Jean Abbiateci explique sa démarche: «Ce livre n'est pas un bouquin de linguiste, mais de curieux. Il y avait l'idée de faire un dictionnaire poétique. Un mot «extraordinaire» dans le cadre de ce livre, c'est un mot qui va permettre d'ouvrir une petite fenêtre poétique, une lucarne pour à la fois regarder le monde, mais aussi se regarder soi-même d'une manière un peu différente, et idéalement avec un peu d'humour.» C'est amplement réussi: en fermant le livre, on se rend compte qu'on n'a éprouvé aucun sentiment de jayus: «Ce mot de bahasa gaul, l'argot populaire chez les jeunes urbains [indonésiens], désigne une blague tellement nulle, ratée et pathétique... qu'elle en devient involontairement drôle.»


Dictionnaire

Jean Abbiateci

Le Dico des mots extraordinaires

Bulletin

130 p.