Le Prix Medicis revient à Nathalie Azoulai. L’écrivaine qui s’empare des tragédies et de la langue de Racine a été récompensée ce jeudi 5 novembre pour son roman «Titus n’aimait pas Bérénice». L’écrivaine faisait partie des finalistes pour le prix Goncourt ainsi que pour le Femina. Le 22 octobre dernier, nous publiions son entretien.
 

Une femme aime un homme. Il est marié. Il la quitte pour rejoindre son épouse. Celle qui l’aime et qu’il abandonne est dévastée, éplorée. Elle cherche à comprendre ce qui lui arrive. Elle a un nom, Bérénice. Lui se nomme Titus. Et voici Roma, mère et empire, devoir et refuge, dirait-on.

Pourtant, pas de costumes, pas de décors. C’est bien d’un roman contemporain qu’il s’agit; d’un roman où celle qui raconte sa douleur plonge dans les tragédies de Racine pour y chercher des mots, des vers, quelque chose de sec, de froid, de beau, une langue qui l’aide à traverser ce chagrin.

Confident

L’héroïne s’empare de Racine: «Grâce à Racine, elle en arrive à se passer de confident. De toute façon, y a-t-il vraiment quelqu’un pour recueillir ce filet d’eau tiède qu’est le chagrin quotidien? Ses proches se sont usés. (… ) Le récit du chagrin est aussi ennuyeux que le récit de rêve.» De plus en plus, elle se tourne vers l’auteur d’Andromaque, de Phèdre, jusqu’à vouloir se couler en lui, jusqu’à vouloir comprendre de l’intérieur pourquoi il lui est si important, pourquoi sa langue compte tant pour elle. Elle s’en empare, se l’accapare, s’en fait tout un roman et voici Racine, lui-même, devenu personnage, qui rejoue sa vie, de Port-Royal à Versailles, de théâtre en vie de famille, d’amitiés en disgrâces, sous l’œil de Bérénice.

Suspense

Nathalie Azoulai est l’auteure de six romans, de Mère agitée (2002) à ce Titus n’aimait pas Bérénice, paru chez P.O.L, et qui figure sur plusieurs listes de prix littéraire. Au Goncourt, Nathalie Azoulai est la seule rescapée féminine de la seconde sélection. Suspense pour la troisième sélection prévue le 27 octobre.
Titus n’aimait pas Bérénice est un roman qui célèbre la langue française, qui plonge dans ses racines latines, qui tente de saisir comment l’amour d’une langue et l’amour tout court se mêlent. Racine, en personnage, est saisi à Port-Royal, cette abbaye honnie par Louis XIV, bastion du jansénisme et d’une certaine excellence. Pourtant, l’homme s’en ira dans le monde, armé de sa plume et de son latin. Avant de se mettre au service du roi et de chanter ses batailles, il vivra de fiévreuses années de théâtre, où il tente de détrôner Corneille, son rival, s’affronte à Molière, maître en comédies, «Je l’aime, je le fuis; Titus m’aime, il me quitte! On dirait bien que vous avez réussi là quelque chose […] Que les femmes de France qui emplissent désormais les théâtres aient besoin de mes vers pour parler de leur amour […] Pour elles-mêmes, devant les autres. Je suis un recours national», se réjouit Racine.

Puissance

Marbre, beau parler, versification, allitérations, hypotypose, oxymores! Drôles de noms! Si Titus n’aimait pas Bérénice réveille quelques souvenirs d’école, c’est pour mieux les dépasser et montrer ce que la figure de Racine, ses héroïnes, ses pièces ont aujourd’hui encore à dire et à montrer. Loin de la psychologie à bon marché, loin des vendeurs de deuil formaté qui voudraient programmer les douleurs contemporaines, la langue épurée, elliptique et dure de Racine, en exprimant ce qu’on ressent, en le transfigurant, conserve, intacte, sa puissance.

«J’ai voulu tirer Racine vers le XXIe siècle"

Pourquoi vous être attaquée à Racine? J’ai avec Racine un rapport ambivalent, à la fois admiratif, enthousiaste et, en même temps, à distance. Je me demande pourquoi une langue pareille me touche autant. Il y a là, pour moi, une sorte de mystère. Pourquoi, le lisant, ai-je une telle émotion? Alors que, parfois, pendant des vers et des vers, je n’y comprends quasiment rien! Sa syntaxe n’est pas facile, la langue a changé, on ne s’exprime plus de cette façon. Pourquoi, en dépit de cette convention un peu lourde et pompeuse des alexandrins et de la tragédie, y a-t-il une émotion, un bouleversement, quelque chose qui passe et qui touche profondément?
Vous avez trouvé la réponse? J’ai lu et relu Racine et je n’arrive pas à percer ce mystère. Je voulais néanmoins m’y confronter. Racine est libre, audacieux même dans la convention. Il a des licences étranges vis-à-vis de la grammaire et du sens. Il joue de la confusion des pronoms personnels. Même si sa langue a l’air très conventionnelle, elle ne l’est pas. Des comédiens m’ont dit que, pour eux, c’est pareil. Dire du Racine, c’est comme avoir un caillou dans sa chaussure; il leur faut aller contre quelque chose, contre la compréhension. Mais on n’a pas forcément besoin de comprendre pour se laisser gagner. Dans cette obscurité se cache peut-être le génie de Racine. Il a réussi, dans le code, à créer une langue à lui.
Avez-vous découvert un autre Racine? Racine, à la différence de Corneille, a un parcours de vie très étonnant, très accidenté. Il vit des séquences nettes, tranchées, et dans chacune, il excelle. Il y a l’enfance à Port-Royal, Paris et le théâtre, puis, à 40 ans, il arrête tout et entre au service du roi. C’est un parcours où jouent beaucoup d’antagonismes, puisque, par exemple, le roi détestait Port-Royal. Cette vie de Racine a pour moi quelque chose de très moderne, d’un peu rimbaldien, même.
Entre le roman et le réel, comment balancez-vous? Si je devais donner un pourcentage, je dirais qu’il y a 30% de faits et 70% d’imaginaire. J’ai gardé des faits saillants, des repères, mais je les ai floutés. J’ai pris des commencements, des fins, des aboutissements. A l’intérieur de ce canevas, j’ai navigué à ma façon. Toutes les scènes que je raconte à Port-Royal, les apprentissages de Racine, les échanges avec les maîtres, je les ai imaginés. Comme je ne voulais pas d’un roman en costume, j’ai mis le réel à distance.
Travailler sur Racine, c’est adopter une langue? Il y a sans doute un effet de contamination, à force de le lire et d’être immergée dedans, mon écriture s’en est ressentie. C’est ce que je voulais. Une sorte de mimétisme, d’imprégnation forte d’une langue à l’autre. J’avais envie d’écrire une sorte de lamento un peu racinien, assez sec, pas très pathétique, avec des ellipses, des effets de flou qui me semblent caractéristiques de sa langue. J’avais envie de quelque chose de très tenu, mais en même temps d’un tempo en mineur, mélancolique.
Vous vouliez ramener Racine vers la modernité? J’ai voulu, c’est vrai, donner une image d’un Racine contemporain, si toutefois cela veut dire quelque chose. Je n’ai pas voulu le laisser dans sa couleur locale. J’ai voulu le rapprocher au plus près, au maximum, de nous, de moi et de ce que sa langue peut avoir comme vibrations aujourd’hui. J’ai eu envie de le tirer vers le XXIe siècle.
Est-ce que notre époque manque de sublime? Il y a chez Racine quelque chose de la célébration, du cérémonial. Une pièce de Racine est une cérémonie. Avec toute la tenue, avec la gravité, la démonstration que cela suppose. C’est propre au XVIIe, cet aspect de cérémonial, c’est lié à la naissance de la société du spectacle, au sens religieux très vif d’alors. Il y a peut-être un défaut de ça aujourd’hui. J’avais envie d’une petite cérémonie amoureuse… Pas écrasante, pas une messe, plutôt un lamento.
C’est un homme qui sait parler des femmes, dites-vous? Proust disait qu’il y avait sûrement une hystérique de génie dans Racine, il y voyait une idée de la féminité absolue. Il y a chez Racine une proximité avec le féminin très étonnante, qu’on lui a d’ailleurs reprochée. Toutes ces femmes, 
éplorées sur scène. Mais c’est ce que la narratrice de mon roman apprécie. Elle perd un homme, Titus, elle en gagne un autre, Racine. Un homme qui s’est penché sur l’amour et qui a posé son regard sur 
la souffrance des femmes. Propos recueillis par E. SR.