Le négrier, ce sinistre passeur sur l’Atlantique

Entre la fin du XVIe siècle et la fin du XIXe, près de 13 millions d’Africains sont embarqués de force sur des navires à destination des champs de coton américains. Marcus Rediker s’est penché sur ces «donjons flottants» où ont lieu les plus extrêmes brutalités

Genre: Histoire
Qui ? Marcus Rediker
Titre: A bord du négrier. Une histoire atlantique de la traite
Chez qui ? Seuil, coll. Univers historique, 554 p.

L’histoire du vol organisé d’êtres humains est liée à la guerre, aux prises d’otages, à l’économie du travail forcé et à la traite négrière. Dans le sud des Etats-Unis, des années 1700 jusqu’à la guerre de Sécession, la plantation cotonnière soutient un empire économique basé sur l’esclavage des Noirs, comme le montre Steve McQueen dans son film Twelve Years a Slave. En 1810, la population servile d’Amérique du Nord produit 91 millions de livres de coton et près de 84 millions de tabac. L’esclavagisme soutient le capitalisme atlantique. Marcus Rediker y consacre une page d’«histoire humaine». Il nous guide sur les bateaux négriers (guineaman), avec le désespoir des cargaisons de «chair humaine».

Le «Passage du milieu»

De la fin du XVIe siècle à la fin du XIXe siècle, près de 12,5 millions d’être humains (hommes, femmes, enfants) sont embarqués depuis les côtes africaines sur des milliers de négriers. Avec leur cargaison vivante, ils effectuent, en solo ou en flottille, le «Passage du milieu». Durant six à dix semaines, cette course atlantique est affrétée par les armateurs de Liverpool, Bristol et autres ports de l’accumulation capitaliste comme Nantes.

Près de 1,8 million de personnes succombent en mer (exécutions, sévices, suicide «mélancolique», dysenterie). Elles finissent aux requins. Parmi les 10,6 millions de captifs arrivant au Nouveau Monde, 1,5 million de captifs y meurent la première année sur les plantations (coton, canne à sucre, tabac). Le travail forcé tue les déracinés. Avec les 1,8 million d’individus tués par les maraudeurs avant la montée à bord, la traite décime 5 millions d’âmes. En fait, sur 14 millions de personnes kidnappées, le «rendement» s’élève à 9 millions de «travailleurs atlantiques». Entre 1700 et 1808 (loi abolitionniste en Angleterre, révolution haïtienne), la traite culmine avec les capitaux britanniques (3 millions de déportés).

Les prédateurs humains déciment six régions: Sénégambie, Sierra Leone, Côte-de-l’Or, baies du Bénin et du Biafra, ouest de l’Afrique centrale (Congo, Angola). Embarquant entre une vingtaine et plusieurs centaines de captifs selon le tonnage, les navires mouillent plusieurs mois sur le littoral africain. Ils stockent les humains qui y convergent par pirogues. Visités par des chirurgiens, les Africains sont achetés ou troqués (textiles, armes à feu, poudre). Acteurs coutumiers de la mise en esclavage des prisonniers de guerre et des criminels, les souverains locaux sont les premiers maillons de la traite1.

Souvent fait du bois des pins du sud des Etats-Unis que coupent les esclaves, bordé de filets pour les suicidaires qui enjambent le bastingage, le navire négrier est une machine de guerre armée de canons, une prison flottante et une fabrique d’asservissement. Entre révoltes (un navire sur dix), suicides, grèves de la faim et soumission, le Passage du milieu est l’enfer sur mer. La promiscuité dysentérique des corps aggrave l’insalubrité morbide des ponts inférieurs. Suscitant la solidarité et la résistance des «compagnons de bord», le transfert réifie les Africains en marchandise. Leur identité et leur culture sont dépouillées, leur dignité corporelle bafouée, leur parenté aliénée, leurs enfants volés, leur patronyme remplacé par des numéros.

Le dispositif du négrier est concentrationnaire. Nudité, ségrégation sexuelle, marquage au fer rouge, entassement à demi courbé (16 heures quotidiennes), enchaînement en duo (sauf les enfants), travail forcé à la manœuvre, châtiments corporels des révoltés (scarification, fustigation avec le «chat à neuf queues»), viol des femmes, supplices des meneurs (pendaison, décapitation, dépeçage, noyade à vif): la terreur forge la suprématie des maîtres. S’y ajoutent le gavage des grévistes de la faim à l’ouvre-bouche métallique et l’exercice physique de la danse forcée. Arrivés sur les marchés coloniaux de la Jamaïque, de Caroline du Sud ou de Virginie, les esclaves seront physiquement attractifs et rentables pour le travail forcé.

Les maîtres du «stock»

Le «donjon flottant» fabrique ce qui fonde l’esclavage comme système de domination socio-économique: la race. Malgré leur prolixité linguistique et culturelle, les Africains multiethniques deviennent des «Noirs». Leur nature «sauvage» et leur «paganisme» motivent leur soumission servile dans le monde chrétien. Prolétariat flottant que brutalise le capitaine, les équipages bigarrés deviennent les «maîtres blancs» du stock humain. Celui que trafique l’oligarchie marchande qui s’enrichit en dominant l’Atlantique avec le commerce triangulaire – voir le richissime Humphry Morice, membre du parlement anglais, le plus important marchand d’esclaves à Londres vers 1720, gouverneur libéral de la Banque d’Angleterre.

Après l’abolition de la traite, les sociétés européennes, africaines et américaines en subissent longtemps les séquelles – colonialisme, race, classes, exploitation, violence. Aux Etats-Unis, si le lynchage des Noirs comme acte de la suprématie blanche fondée dans la traite cesse vers 1950, leur inégalité sociale, éducative, sanitaire et pénale face aux Blancs n’est-elle pas le reliquat de la traite négrière? Institution fondatrice du capitalisme atlantique, le «négrier est un navire fantôme à la dérive sur les eaux de la conscience moderne». Un grand livre à méditer de toute urgence.

* Professeur d’histoire moderne à l’Université de Genève 1. Du XVIIe au XIXe siècle, environ neuf millions d’Africains sont objets de la traite transsaharienne qu’organisent les marchands arabes d’Afrique du Nord et leurs alliés musulmans.

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