La scène est familière. Dans «Garder la tête hors de l’eau», Nicolaia Rips, 18 ans, raconte, de la maternelle au lycée, son sentiment d’exclusion sous le règne cruel des cours d’école. Une suite de saynètes douces-amères qui n’épargnent personnes, surtout pas elle. Son physique gourmand, ses parents bohèmes, ses difficultés scolaires: les mémoires précoces de cette jeune new-yorkaise sont à mi-chemin entre les larmes guimauve de la série «Gossip Girl», pour les vilenies de préau, et les sketchs introspectifs de Lena Durham dans «Girls», pour l’autodérision caustique.
Sur la couverture du livre, on lit également en sous-titre «Une Enfance au Chelsea Hotel». Cette précision jette les feux sur un fait rare: Nicolaia Rips a grandi dans ce palais mythique et décati de la vie artistique new-yorkaise. «Ce n’était pas l’Amérique. Il n’y avait pas d’aspirateurs, pas de bon goût, pas de règles, pas de honte», résume dans les années 1960 le dramaturge Arthur Miller. Quarante ans plus tard, sous la plume de Nicolaia Rips, ce refuge de doux dingues baigne encore dans son jus: «Le Chelsea était connu pour être un repaire d’écrivains, d’artistes et de musiciens, mais aussi de toxicos, d’alcooliques et d’excentriques en tout genre. Quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, il y avait au moins un représentant de chaque catégorie dans le hall de l’hôtel. Et comme il y avait peu d’enfants au Chelsea, c’est avec eux que je passais le plus clair de mon temps.»
Marelle
Pourtant, Nicolaia Rips est née trop tard pour battre la marelle avec Lou Reed ou Joni Mitchell. Stanley Bard, l’ineffable gérant par la grâce de qui les plus démunis survivaient parfois jusqu’à la gloire, a été remercié en 2008. Trois ans après, l’hôtel fermait pour travaux de rénovation. Il n’a jamais rouvert. Ce jour de décembre 2016, dans l’Amérique post-électorale, le Chelsea ressemble aux gerbes, hommages à Léonard Cohen, qui fanent au pied du bâtiment sous les échafaudages: l’autel d’un monde disparu.
18 whiskies
Construit en 1883 par un architecte fouriériste à des fins communautaires puis reconverti en hôtel dès 1905, le Chelsea devient le refuge des bohèmes en transit et le foyer rougeoyant de la vie artistique new-yorkaise. De Mark Twain à Madonna, la liste de ses locataires résume à elle seule l’histoire de la contre-culture américaine au XXe siècle. Novembre 1953, chambre 205, le poète gallois Dylan Thomas écrit: «J’ai bu 18 whiskies de suite, je crois que c’est mon record.» Deux jours plus tard, il tombe dans un coma fatal. Bob Dylan, comme Leonard Cohen font référence à leurs séjours dans leurs chansons.
Dans «Just Kids», Patti Smith raconte comment elle troque des œuvres de son compagnon, le photographe Robert Mapplethorpe, en échange du loyer de leur minuscule piaule. Elle y fait la connaissance du poète beat Allen Ginsberg et bientôt d’Andy Warhol, qui tourne en 1966 son film «Chelsea Girls» dans les couloirs de l’établissement. C’est dans une de ses 400 chambres que Jack Kerouac couche d’une traite, sur un parchemin, le manuscrit de «Sur la route», quelques années avant qu’Arthur C. Clarke n’y boucle le scénario de «2001: l’odyssée de l’espace».
C’était mieux avant
Pourtant, ce que les touristes envient à Nicolaia Rips, dont la famille compte parmi la centaine de résidents permanents, ses camarades le lui reprochaient: «Quand j’expliquais vivre dans un hôtel, les gens pensaient «room service». Jusqu’à ce que leurs parents leur disent que le Chelsea n’était pas un endroit fréquentable et qu’il ne fallait pas être ami avec moi.» Elle n’a pas connu l’âge d’or du Chelsea, mais ne croit pas aux millésimes: «Finalement, quelle que soit l’époque, on arrive toujours trop tard. C’était constamment mieux avant, et au Chelsea aussi. D’ailleurs, j’ai mis longtemps à comprendre que j’habitais dans un lieu si particulier. C’était ma maison, mes voisins; je ne me posais pas de questions.»
Dans le hall, nous avons été accueillis par une foule d’hommes et de femmes en déshabillé de soie, avec des coulées d’eye-liner et des perruques de guingois, et au centre, l’Ange – nu, n’étaient un linge blanc enroulé autour de l’aine et un faisceau de plumes lumineuses accroché dans le dos.
Malgré la promesse du sous-titre (ruse commerciale ou didascalie d’initiés?), il ne faut pas lire Nicolaia Rips pour invoquer les fantômes de l’hôtel. «Garder la tête hors de l’eau» est un roman initiatique. Il décrit, d’une plume alerte en pleine poussée d’hormones, les plaisirs et les pressions d’une enfance new-yorkaise un peu particulière. Il raconte les tribulations d’une gamine qui jongle entre un système scolaire hyperconcurrentiel et normatif et la fréquentation d’une famille marginale.
Ses amis du Chelsea, tribu d’excentriques cintrés, et ses parents, «un couple un peu perché»: Sheila, sa mère, ancienne mannequin, est une artiste peintre dont les œuvres stellaires submergent leur appartement au 7ème étage du Chelsea Hotel. Michael, son père, est un avocat flamboyant, défenseur d’une dolce vita de terrasse, écrivain dilettante et collectionneur de fétiches africains.
Dans une démarche cathartique, il a poussé Nicolaia à transformer ses déboires en nouvelles: «Elle était fille unique, elle n’avait pas d’amis. L’écriture est un bon exutoire. A la publication du livre, il n’était plus question pour elle de «garder la tête hors de l’eau.» Elle savait parfaitement nager.»
Cuir et iPad
Enfoncée dans un fauteuil en cuir, son iPad sur les genoux, Nicolaia Rips attend les journalistes en révisant ses cours. A ses pieds ronfle Bertie Wooster, un Barbet français baptisé en hommage à l’écrivain P.G Wodehouse, qu’elle cite avec Hemingway, Fitzgerald… et Paulo Coelho. Il faut bien que jeunesse se passe. Après des débuts chaotiques, elle vient d’intégrer la prestigieuse Brown University et ourdi son deuxième roman: «Rien à voir avec le Chelsea. Par contre, je reste dans la littérature du réel, c’est-à-dire dans la vérité telle que je m’en souviens.»
J’ai toujours entendu dire que la société évoluait vers plus de libertés individuelles. Jusqu’à ce grand bond en arrière
Elle peine encore à croire que Trump vient d’être élu: «A Brown, les supporters d’Hillary Clinton étaient persuadés de gagner. A la mi-temps des résultats, le président du club sanglotait dans un coin en sifflant une bouteille de gin. Les jours suivants, l’ambiance était sinistre. Tu ne pouvais pas croiser le regard d’une femme, d’une personne de couleur ou d’un membre de la communauté LGBT sans y penser.»
Nicolaia Rips a grandi sous le règne progressiste de Barack Obama. Son père travaille pour la Cour Suprême, où il rédige des lois relatives aux droits constitutionnels: censure, peine de mort, avortement… «Je suis new-yorkaise. J’ai toujours entendu dire que la société évoluait vers plus de libertés individuelles. Jusqu’à ce grand bond en arrière. Ces élections ont détruit les repères et les croyances de ma génération. Je me réconforte à l’idée que les périodes sombres sont fertiles pour l’art.»
Groucho Marx
Affable, la jeune femme porte un costume noir – clin d’œil à Groucho Marx, son idole entre toutes. Funambule 2.0, elle maîtrise aussi bien les codes technophiles de son temps que les références culturelles qui la précèdent. La veille, attablée dans la pénombre d’une cantine italienne, en robe chinoise et veste de chasse, irradiant à la fois de la beauté de sa jeunesse et du maintien des filles bien nées, elle s’excusait en tirant de sa poche son téléphone portable: «J’ai créé une playlist pour que ma mère l’écoute lorsqu’elle s’ennuie de moi.» Cole Porter, Springsteen… Dans «Garder la tête hors de l’eau», elle cite plutôt les icônes pop Katy Perry et Justin Bieber. Schizophrène, l’acrobate?
Nicolaia Rips, «Garder la tête hors de l’eau, Une Enfance au Chelsea Hotel», traduit de l’américain par Cécile Dutheil de la Rochère, Pauvert, 312 p.