Le 9 mai dernier, une gay pride a défilé pour la huitième année consécutive au centre de La Havane. Drapeaux couleur arc-en-ciel, tenues parfois extravagantes, des mariages gays symboliques célébrés par un religieux en soutane noire et à la coiffe pourpre. Une foule qui scande «socialisme oui, homophobie non» avec l’approbation des autorités. Pour Norge Espinosa Mendoza, l’événement constitue une petite victoire. Ecrivain né à Santa Clara, au cœur de l’île voici 44 ans, il s’est battu depuis des années pour faire avancer la cause des homosexuels à Cuba.
Adolescent, il avait déjà voulu briser des tabous en écrivant un poème engagé qui marqua le début de sa carrière littéraire: Vestido de novia (robe de mariée)*. Devenu depuis un critique littéraire et une figure intellectuelle respectés, il exprime sa cubanité à travers la poésie, le théâtre et l’écriture. Parmi ses œuvres poétiques figurent Las breves tribulaciones (1992), Las estrategias del paramo (2000) et Las palabras son islas, ce dernier étant considéré comme l’un des meilleurs textes poétiques du XXe siècle, à Cuba.
L’auteur écrit aussi beaucoup pour le théâtre: Romanza del lirio ou La Virgencita de bronce, pièce dans laquelle il raconte l’histoire de Cecilia Valdés, la fille illégitime d’un marchand d’esclaves et grand propriétaire terrien du XIXe siècle.
A Cuba, l’homme de plume ne compte plus les distinctions dont le Prix de la critique littéraire 2012 en tant que coauteur de Mito, verdad y retablo. El guiñol de los hermanos Camejo y Pepe Carril.
Ecrire pour appréhender le réel
En ce mois de mai, Norge Espinosa Mendoza nous reçoit au Consejo nacional de artes escénicas, à Vedado, un quartier de La Havane. Pour lui, écrire des poèmes ou des pièces de théâtre n’est en rien un désir de fuir la réalité. C’est une manière de mieux l’appréhender. Il peine pourtant lui aussi à expliquer la période d’anticipation du changement que traverse Cuba. «Nous sommes confrontés à un tout nouveau scénario. Ce qu’est Cuba aujourd’hui demeure une question mouvante, quasi insaisissable.»
L’écrivain se demande pudiquement ce qu’il arrivera «quand quelqu’un décédera», une manière d’évoquer pudiquement l’ère qui va s’ouvrir après la mort de Fidel Castro, 88 ans, voire de son frère Raul, 83 ans. Gérer l’incertitude est cependant une discipline à laquelle les Cubains sont habitués. «Ils y répondent, ajoute-t-il, en s’inventant à chaque fois des mécanismes de survie.»
Le changement, les artistes cubains y sont familiers, relève Norge Espinosa Mendoza. Dans les années 1980, où il était encore un préadolescent, il se souvient des peintres, écrivains et cinéastes qui assumaient leur quotidien en développant des utopies. Les années 1990, qui furent marquées par la fin du soutien de l’Union soviétique et le début de la période spéciale décrétée par Fidel Castro, furent plus difficiles. «Il fallait tout repenser», précise-t-il. Fatigués de porter le fardeau d’un pays en crise, de nombreux auteurs quittèrent Cuba. Maintenant, certains reviennent au pays, confrontés à la difficulté de parler à des Cubains dont l’attitude face aux réalités présentes a changé.
Penser les choses en grand
Pour Norge Espinosa Mendoza, les artistes cubains de l’île et de la diaspora n’en doivent pas moins aider Cuba à aller de l’avant: «Nous, artistes, devons être de vrais opportunistes. C’est le moment de penser les choses en grand, d’avoir l’ambition d’améliorer la société de façon substantielle.» L’idée, explique-t-il, n’est pas d’éradiquer le passé. «J’ai récemment déjeuné avec ma mère, 74 ans, et mon beau-père, 81 ans. On ne peut pas agir avec eux comme s’ils n’avaient pas consacré leur vie à la révolution. Nous devons apprendre à parler à ces générations.»
Chez Norge Espinosa Mendoza, les idées se bousculent tant l’auteur voit dans cette période de questionnement une chance pour la culture cubaine de s’affirmer. De jeunes poètes émergent, déconnectés du discours politique officiel et davantage autocentrés. Pour eux, l’héritage culturel de la révolution n’est pas statique. Les jeunes générations réfléchissent au contraire à la manière de gérer la mémoire, refusant toutefois de reprendre le style épique de la révolution. «Le Che, l’homme nouveau, symbole de la révolution, c’est du passé», relève Norge, qui vénère toujours une figure du théâtre cubain: le défunt dramaturge Abelardo Estorino.
Un peu de distance
L’art cubain doit, explique l’écrivain, essayer de créer un nouveau langage. «Car la crise économique, telle que vécue dans les années 1990, est une terrible manière de faire comprendre aux gens que nous sommes dans une ère différente. Quand je fais des discours, explique humblement l’auteur cubain, je n’assène pas des vérités comme le ferait un messie. Je pose des questions qui touchent à l’essence des choses.»
Les Cubains, poursuit-il en paraphrasant Lydia Cabrera, une feue écrivaine partie en exil, ont besoin d’un peu de distance pour comprendre qui ils sont vraiment. Nous avons trop l’impression ici à Cuba d’être au centre du monde.»
Il se rend régulièrement en Floride depuis la fin des années 1990. Norge Espinosa Mendoza a donc pu le constater de lui-même: «Même à Miami, l’idée de Cuba est loin d’être figée. Elle ne cesse de changer.»
Voyage à Moscou
Norge Espinosa Mendoza, le cheveu gris, est lui-même revenu d’une idée qu’il se faisait du communisme après un voyage à Moscou entrepris avec sa mère en 1989: «Ce voyage fut providentiel. Il fut un choc aussi.» Il y découvrit les immenses bâtisses soviétiques de la nouvelle avenue Arbat. «Cette confrontation m’a incité à me dire: sois prêt au changement. Cela m’a permis de me pencher sur ma propre identité.» Une identité qu’il développera au mieux en restant à Cuba.
L’espoir de Norge Espinosa Mendoza: que les Cubains trouvent leur point d’équilibre avant d’affronter le tourbillon du changement. «Dans deux ans, qui sait, le nouveau président des Etats-Unis ne sera peut-être pas aussi ouvert envers Cuba que Barack Obama.»
Extrait de «Vestido de novia»/«Robe de mariée». «Avec quels miroirs/ avec quels yeux/ se remaquillera les pupilles ce garçon qui un jour a voulu s’appeler Alicia/ qui se justifie et accuse les étoiles»(Trad. «Le Temps»)
Lire aussi le reportage sur Cubaen pages 22 à 25.
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Norge Espinosa Mendoza
Extrait du poème «Vestido de novia»*