Les nouvelles manières de lire des «pros»
Lecture
Le PDF à l'écran pourrait devenir le le mode de lecture de prédilection des jurés littéraires, des critiques de livre, des éditeurs, des étudiants, des professeurs. Mais la révolution est lente. Les grands lecteurs avancent en ordre dispersé, slalomant entre papier et écran

Pour la première fois, le Concours fédéral de littérature 2016 a eu lieu sur écran. Cette année, les éditeurs n’ont pas eu à envoyer de gros paquets de livres à Berne, afin de les mettre à disposition du jury. Des versions PDF des ouvrages en lice – plus de 200 textes concourraient – ont suffi. Le jury, pour sa part, a pu télécharger ces textes, via un serveur fédéral, et les consulter directement sur écran. L’opération a évité de gros transferts de papier, car, jusqu’ici, les membres du jury recevaient à domicile des cartons plein de livres, faute de pouvoir camper à Berne à la Bibliothèque nationale, où sont déposés les textes.
L’apparition de la version électronique a allégé considérablement l’exercice. Un juré doté d’une tablette ou d’une liseuse électronique capable de lire les PDF, pouvait trimballer partout, train, café, campagne, domicile, les ouvrages à lire. Pour autant, le papier n’était pas exclu du jeu: chacun pouvait, s’il le désirait, acquérir lui-même les livres de son choix.
Format souple
L’exemple fédéral indique une évolution lente, mais réelle dans le monde des lecteurs professionnels. De plus en plus d’éditeurs font confiance aux critiques littéraires et envoient, si ces derniers les réclament, des épreuves électroniques des livres à paraître en version PDF, plus rarement en ePub. Le format PDF est souple, passe facilement d’un système informatique à l’autre et reproduit la mise en page d’origine, – ce qui donne l’impression d’être dans le livre lui-même. Avec un programme adéquat (comme l’application Goodnotes sur iPad par exemple), il autorise le soulignement et la prise de notes en marge, parfois même manuscrite.
Force est de constater qu’il ne s’est pas encore généralisé: les services de presse aux journalistes restent massivement sur papier. Les éditeurs craignent notamment que des PDF, trop largement diffusés, se retrouvent piratés sur le net. Cette attachée de presse d’une grande maison d’édition française confirme les réticences des éditeurs, même si elle indique qu’à titre personnel, elle est agréablement surprise de ses lectures sur écran. Sa liseuse, elle l’a acquise elle-même. Dans sa maison d’édition, le papier domine toujours: «Ce n’est pas entré dans les mœurs, dit-elle. Mais du fait de sa légèreté, de sa maniabilité, je me convertirais assez facilement aux charmes de l’écran». Pour les éditeurs, l’envoi de quantité d’épreuves de papier a un coût conséquent. Certains ont donc mené des tests dans les librairies en leur adressant des PDF pour les livres à paraître. Mais, a constaté la maison parisienne de notre attachée de presse, les libraires ont clamé leur attachement au papier. Et la maison a dû y revenir.
Guère confortable
Adeline Gadosmki, gérante de la librairie Payot de la gare Cornavin, constate néanmoins que certains des éditeurs jouent la carte PDF auprès des libraires. «Si on possède une liseuse, comme moi, c’est formidable, note-t-elle. On peut partir en vacances avec toute la rentrée littéraire et ça ne pèse que 200 grammes! Mais pour les collaborateurs qui ne sont pas équipés, c’est compliqué. Nous devons imprimer nous-même les pages des livres, ce qui n’est ni pratique ni bon marché. Ou alors, il faut enjoindre les libraires à lire sur leurs écrans d’ordinateurs, ce qui n’est guère confortable.» Adeline Gadomski dit comprendre les difficultés des maisons d’édition et les économies qu’elles réalisent ainsi. Mais elle préférerait avoir le choix, pour ses libraires, entre un jeu d’épreuves expédié par la poste et le PDF, surtout si la maison a pignon sur rue. Cela dit, «la lecture sur écran me séduit, dit-elle, à titre personnel.»
Lisibilité
L’académie rapproche des écrans à vitesses variables. François Vallotton, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lausanne, spécialiste des médias (auteur des Batailles du livre, PPUR), fait état, lui aussi, d’une situation mixte: «Nous résistons au niveau académique. L’usage du séminaire rendu en PDF tend à se généraliser, mais pour un certain nombre de travaux, nous continuons de demander des dossiers imprimés, surtout aux étudiants qui débutent afin de les rendre sensibles à la lisibilité du texte.» «Nous tenons à l’imprimé, continue-t-il, mais les choses évoluent. Pour corriger des articles scientifiques, par exemple, la forme numérique permet d’introduire des corrections, des variantes formelles, en mode «révision», ce qui est commode.» Une pratique donc, qui va de l’écran d’ordinateur à l’imprimante. Si François Vallotton possède une tablette, il la réserve à la lecture de la presse. «Je n’ai jamais lu un texte d’une certaine ampleur, intégralement sous forme numérique. Il faut avoir le livre pour appréhender la lecture dans sa totalité, dans sa matérialité, suggère-t-il. Même si, le fait d’avoir entre les mains un livre papier, n’est pas la garantie d’une lecture linéaire.» Lit-on moins bien sur écran? La discussion est ouverte. Mais les études et l’usage tendent à montrer qu’un bon livre ou un bon article s’impose tout aussi bien à l’écran que sur papier, même si l’écran modifie la perception spatiale du texte…
Complémentaires
Patronne de la maison d’édition L’Âge d’homme à Lausanne, Andonia Dimitrijevic voit dans l’écran et le papier des supports complémentaires. Les manuscrits, sa maison les réclame sur papier, sauf exception. «Il peut arriver, ajoute-t-elle, que, dans un deuxième temps, nous demandions le PDF, pour les collègues qui ont des liseuses. Aux libraires, aux journalistes, nous envoyons des livres. J’aime les livres papier et nous avons développé une nouvelle ligne graphique pour les couvertures à laquelle je tiens. Il nous arrive d’envoyer des versions électroniques par souci d’urgence, ou si on nous le demande. Sauf pour les beaux livres, que nous proposons en PDF ou en papier. On voit bien qu’il y a deux écoles, certains veulent du PDF, d’autres pas.» C’est dans cette cohabitation des deux systèmes, dans cette mixité qu’Andonia Dimitrijevic voit l’avenir de son métier, et pas seulement pour les professionnels. Elle rêve d’une double formule à destination du public également: «Il faudrait qu’en achetant un livre, on achète aussi un code électronique qui permette de le télécharger. Ainsi on pourrait le garder dans sa bibliothèque et l’emmener facilement. À mon avis, le papier et l’écran ne sont pas concurrents, mais complémentaires. Une bibliothèque a du sens, un ordinateur, lui, ne construit pas la même histoire.»