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Dans «Médiarchies», Yves Citton met à jour l’impact de la digitalisation sur l’attention au réel et la capacité d’agir

Depuis plusieurs années déjà, Yves Citton, essayiste à la fois profond et brillant, poursuit avec quelques autres un projet philosophique auquel son dernier livre Médiarchie, vient ajouter un étage supplémentaire.
La clef de voûte de l’édifice a été posée naguère, par une série d’articles et d’essais consacrés à l’approche dite «spinoziste» en sciences sociales: cela désigne la volonté de rendre compte du monde social uniquement à partir de la constitution naturelle des individus, êtres de passions et d’affects qui font émerger, par leur interaction, toute la complexité sociale que nous connaissons, l’économie, les institutions politiques, etc.
Le spinozisme en sciences sociales, c’est donc l’explication du monde social par le seul jeu naturel des affects; car selon le mot célèbre de Spinoza, l’homme n’est pas dans la nature comme «un empire dans un empire», mais comme un être naturel, précisément, c’est-à-dire en continuité avec la nature. Ce projet intellectuel représente une approche prometteuse et innovante – à vrai dire, l’approche aujourd’hui la plus intéressante dans les sciences sociales contemporaines.
La façon de nous exprimer
Mais une fois ces fondements anthropologiques explicités, restait encore la tâche d’analyser non plus simplement l’homme et son économie affective, mais le milieu dans lequel il évolue, l’environnement auquel il est connecté et les effets qu’il a sur lui. Tel est précisément l’objet de Médiarchie. L’idée centrale en est que notre environnement n’est pas seulement ce que nous façonnons, mais ce qui nous façonne, à l’image de la langue par exemple, «qui conditionne, de l’extérieur de chacun de nous, la façon même dont nous envisageons d’exprimer ce qui nous tient à cœur».
La médiarchie – un néologisme qui désigne l’ensemble de toutes les médiations qui nous relient au monde et nous gouvernent –, c’est un pouvoir, le pouvoir de conditionnement du milieu que nous avons spontanément tendance à croire neutre, mais qui nous configure en profondeur, et le plus souvent à notre insu.
Or, à l’heure du numérique (dont l’une des caractéristiques majeures est de récapituler tous les medias antérieurs), l’impact de l’environnement technologique est partout, il se manifeste dans tous les domaines de l’existence sociale: «Nos sociétés sont médiarchiques en ce sens que notre attention au réel comme nos capacités d’agir sur lui passent aujourd’hui majoritairement par l’intermédiaire d’appareillages techniques qui conditionnent ce que nous sentons, pensons, exprimons et faisons.»
Pratiques sociales et imaginaires
L’intérêt d’Yves Citton pour le numérique s’était déjà affirmé dans son précédent ouvrage (Pour une écologie de l’attention, au Seuil également). Il le répète ici, dans une perspective relevant davantage de la philosophie sociale que de l’anthropologie: «La digitalisation déjà bien avancée de nos médiarchies consiste donc à la fois en un processus technique très précis […], et en une logique culturelle très vaste, qui informe nos pratiques sociales, nos imaginaires et nos modes de subjectivation, selon des dynamiques dont nous commençons à peine à comprendre les enjeux.»
Comprendre et cartographier ces enjeux du numérique est la tâche que s’assigne ici Yves Citton, qui ne perd jamais de vue la visée politique de son entreprise. On le voit par exemple dans son analyse des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft): «Cela même qui me confère ma puissance au sein de la médiarchie numérique m’exproprie de cette puissance en échappant à ma compréhension et à mon contrôle – me livrant ainsi pieds et poings liés à ceux qui ont conçu le software et sont en mesure d’en altérer le fonctionnement.»
Plus nos applications sont simples d’utilisation, moins leur fonctionnement nous est transparent. Nous habitons un monde numérique qui de plus en plus nous habite, et nous échappe.
Piratage des données piratées
D’où la proposition finale de quelques principes d’une politique démocratique de la médiarchie, et de quelques «gestes et positionnements qui peuvent contribuer aujourd’hui à réorienter l’évolution de nos médiarchies numériques», tel «le piratage des données piratées par la NSA», ou tout autre forme de mise de bâtons dans les roues d’un système se reproduisant automatiquement.
C’est sans doute la partie la moins convaincante de l’ouvrage, car il n’est pas sûr que ces bidouillages politiques (ce qu’il appelle le «médianarchisme») soient à la hauteur des enjeux systémiques du numérique. Démocratiser la médiarchie numérique n’est pas une affaire de comportements individuels ou locaux, fussent-ils répandus. C’est une affaire d’agir collectif, dont le spinozisme, au demeurant, peut aussi rendre compte.
Panorama littéraire et sociétal
Nombreux sont par ailleurs les mérites du livre de Citton, dont le moindre n’est pas d’offrir un vaste panorama raisonné de la littérature non francophone sur la question du numérique. Il discute ainsi un nombre impressionnant de travaux encore inconnus du grand public (dont par exemple le très important The Stack de Benjamin Bratton).
La cartographie qu’il propose n’est donc pas seulement celle de nos sociétés contemporaines, mais encore celle de la littérature savante sur celles-ci. De sorte que dans la médiarchie d’aujourd’hui, Médiarchie apparaît comme un formidable outil de réflexion, au double sens du miroir et de l’usage de la raison.
Yves Citton, «Médiarchie», Le Seuil, 410 p.