Professeur de littérature à l’Université de Nanterre, Myriam Boucharenc s’est attachée durant quatre ans à l’édition de la correspondance inédite de Blaise Cendrars et de Raymone Duchâteau.

L’écriture de Blaise Cendrars est-elle facile à déchiffrer? Pas vraiment, mais elle est plus facile à lire que les lettres de Raymone. On en possède une quarantaine, les autres ont été détruites à sa demande. Son écriture est absolument illisible. Celle de Blaise un peu moins, ça dépend des périodes…

Blaise Cendrars envoie des cartes postales. De quel genre? Ce sont des cartes postales au sens strict, prétimbrées, sans enveloppe. Elles étaient très utilisées par temps de censure, parce que cela permettait de montrer le courrier. Il faut en tenir compte, en lisant cette correspondance. Ce n’est peut-être pas un discours totalement libre. Le caractère parfois insignifiant des propos peut aussi s’expliquer par ça. On ne peut pas dire grand-chose, mais on s’écrit «pour savoir si l’on vit», même si on n’a rien à dire.

Qu’est-ce qui vous a frappé le plus dans ces lettres? L’absence totale de parti pris littéraire. C’est assez inouï de la part d’un auteur qui, à ce moment-là, est conscient d’être un grand écrivain, qui peut s’imaginer que cette correspondance sera un jour publiée, comme il le laisse entendre à Raymone. Pourtant, dans ces lettres, l’écrivain n’est pas là. On a affaire à un épistolier de l’intimité. Les lettres sont un lien, dont il a besoin, une écriture de survie, affective. Il vit dans une solitude presque totale. A part ses rares visiteurs, ses repas, son bain hebdomadaire, sa vie n’est qu’écriture. Ecriture de l’œuvre et de correspondances, puisqu’il en entretient d’autres, en même temps.

Vous avez édité les reportages de Cendrars, cette fois, c’est un peu le contraire. C’est un Cendrars immobile, très quotidien qui apparaît… Oui, mais c’est aussi une sorte de reportage intérieur. Durant les années 1943 à 1947, qui forment le cœur de cette correspondance, ses lettres ont quelque chose du journal. Pas vraiment «intimes» puisqu’elles sont adressées à Raymone, mais c’est une sorte de dialogue avec soi-même, par l’intermédiaire de Raymone, personnage extrêmement proche, si proche que Blaise peut se permettre d’avoir ce genre d’échanges très quotidiens avec elle.

C’est la guerre, et pourtant, l’histoire est presque absente de ces textes? Certains lecteurs en seront surpris, sans doute. Cendrars est en effet l’homme qui s’est engagé jusqu’à la perte d’une partie de son corps dans la Première Guerre. On a du mal à imaginer que, durant la seconde, il ait, comme il le dit lui-même, «tourné le dos au panorama». En fait, il plonge dans l’écriture, celle de la Première Guerre précisément. La Deuxième est pour lui une époque de mémoire. Il n’en est pas totalement contemporain puisqu’il passe douze à dix-huit heures par jour dans cette replongée au cœur de sa première guerre à lui.

Sa position politique surprend aussi… Oui et non. Cendrars est un ancien combattant, Pétain est le vainqueur de la Marne. Il est intouchable. Ce n’est pas si surprenant. Face à la Résistance, Cendrars manifeste une large méfiance, avec un petit retournement de veste quand les choses vont mieux, ce qui n’est pas ce qu’il y a de plus grand chez lui… Mais sa seule vraie crainte, à l’époque, est de ne plus pouvoir écrire.

Que représente Raymone pour Blaise? Une muse? Elle est à la fois sa mère, sa fille, sa sœur, dans un jeu de positionnements affectifs tournants. Elle est aussi, à ses yeux, une éternelle enfant. Il adorait sa petite voix enfantine. Elle représente un peu le mythe de l’éternelle jeune fille, restée intouchée, en tout cas par lui…

Il a voulu écrire pour elle… Il a eu ce projet de livre, La Carissima, portrait d’une femme pécheresse, Marie Madeleine. Si la Carissima est Raymone, comme on croit le comprendre, c’est une muse ambivalente. Le Christ a aimé la Carissima, lui a pardonné ses péchés, et peut-être parle-t-il de lui. On voit donc ce qu’il peut y avoir de passion, au sens christique du terme, dans la relation qu’il a avec Raymone.
Raymone n’est pas une confidente intellectuelle. Ou peu. Leur relation est plutôt une relation affective, mystique, un peu superstitieuse. Cet amour frustrant sur le plan physique, asymétrique au plan amoureux, est aussi une souffrance pour lui. Il aurait voulu qu’elle soit à Aix avec lui. Elle ne veut pas… Tant mieux, on n’aurait pas eu la correspondance!

De cette «Carissima», jamais écrite, que sait-on? C’est une œuvre fantôme, une œuvre un peu spectrale qui plane sur cette correspondance. Ces lettres permettent d’approcher au plus près la genèse des mémoires, de La Main coupée, et de L’Homme foudroyé. La Carissima, livre inachevé et peut-être inachevable, n’est pas pour autant un livre absent. Il est là, comme l’horizon de l’écriture. Tous les jours il doit s’y mettre, il va s’y mettre. Raymone y tient beaucoup. Mais il arrive à la fin des mémoires et il n’a toujours pas écrit La Carissima. Il y pense encore en 1948. Puis, il y renoncera. C’est une œuvre dont il a besoin de rêver qu’il va écrire.