Le 8 avril dernier, les restes de Pablo Neruda étaient exhumés d’une petite île au large des côtes chiliennes dans l’espoir de vérifier une rumeur vieille de quarante ans. Survenue douze jours après le coup d’Etat contre Salvador Allende du 11 septembre 1973, la mort de Neruda reste entourée d’une auréole de mystère. Le poète a-t-il vraiment été victime d’une injection létale, comme plusieurs témoins l’affirment? En l’éliminant, le régime de Pinochet aurait pu vouloir se débarrasser d’un opposant que sa célébrité internationale – Prix Nobel oblige – rendait bien encombrant.

A la demande du Parti communiste, la justice du Chili a donc fini par autoriser une enquête, et c’est aux Etats-Unis que seront menées les analyses de sa dépouille (mais à distance de presque un demi-siècle, faut-il vraiment en sourire?). Même si les premiers résultats tombés la semaine dernière confirment a priori la piste du cancer, la nouvelle provoque une étrange sensation de flash-back, au sens médical du terme. Dans sa brutalité imprévue, cette soudaine irruption de l’histoire du siècle dernier dans le monde d’aujourd’hui gêne ou bouscule quelques certitudes. Elle oblige en tout cas à un effort de réflexion à l’égard de ce temps à la fois lointain et proche, que l’on croyait fermé à double tour, pour mesurer ce qui nous en sépare ou nous y rattache.

Il faudrait peut-être commencer par s’interroger sur le bien-fondé du désir de déterrer le passé, quitte à le remettre en cause pour une vérité désormais inutile. Ce n’est pas un hasard si Neruda lui-même offre à sa manière le début d’une réponse. Quel est le legs d’une œuvre comme la sienne, aux racines si profondément enfoncées dans l’histoire et les enjeux d’une époque?

Cette recherche obstinée de la vérité, sa poésie la partage au plus haut degré, en particulier dans le Chant général (Canto general), pièce maîtresse de Neruda et chef-d’œuvre de la poésie du XXe siècle. Conçu comme un immense portrait encyclopédique de l’Amérique latine, le texte en est la conscience littéraire, au croisement de ses héritages contradictoires: amérindienne et européenne à la fois, dans les marges et au centre de l’histoire, empreinte de sérénité naturelle et de violence humaine. Neruda plonge son regard au cœur du sous-continent, en traverse la longue histoire depuis ses premiers habitants jusqu’aux déchirements contemporains, puis étend au monde entier son expérience humaine et poétique. Attentif aux variations des paysages, aux êtres simples et oubliés qui les ont peuplés, il n’oublie pas d’y inscrire le récit de sa propre vie, comme pour que sa voix ne soit pas en position de surplomb mais prise dans un flux qui la dépasse et dont elle n’est que le relais en quête de sens.

Ce qui frappe en lisant l’œuvre de Neruda, c’est sa capacité à rendre l’histoire vivante jusque dans ses plus cruelles blessures. Et aussi à quel point le monde et les conflits dont elle parle sont toujours les nôtres, à croire que le XXe siècle n’aurait en réalité jamais pris fin. Leur violence est toujours présente, plus que jamais, mais elle n’a pas de voix pour se dire et se transcender. Alors, autant aller voir de plus près ce qui s’est réellement passé le 23 septembre 1973.

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«Chant général/Canto general»

Trad. Claude Couffon, Paris, Poésie/Gallimard, 1984

Extrait

«Donne-moi la main, de cette profonde/ zone de ta douleur disséminée./ Tu ne reviendras pas du fond des rochers./ Tu ne reviendras pas du temps enfoui sous terre./ Non, ta voix durcie ne reviendra pas./ Ne reviendront pas tes yeux perforés. […] Je viens parler par votre bouche morte./ Rassemblez à travers la terre/ toutes vos silencieuses lèvres dispersées/ et de votre néant, durant cette longue nuit,/ parlez-moi, comme si j’étais ancré avec vous»