Ala fin de l’année universitaire, en juin 1981, à Paris, un petit groupe d’étudiants en lettres discute et rit à la terrasse d’un restaurant pas cher. Ils ébauchent à peine une amitié, ils ne sont encore que des connaissances l’un pour l’autre. Parmi eux, Nicole Caligaris, 21 ans, venue de Nice avec sa cantine de livres; Renée Hartevelt, une Hollandaise de 23 ans; et Issei Sagawa, Japonais, 32 ans, qui prépare une thèse sur Kawabata et les surréalistes français. Quelques jours plus tard, chez lui, Issei Sagawa tuera d’une balle dans la nuque Renée Hartevelt pour se livrer ensuite à des actes cannibales.
Le juge Bruguière considérera Issei Sagawa irresponsable et tranchera en faveur d’un non-lieu. Au Japon où il vit depuis lors, Issei Sagawa mène une vie médiatique intense, jouant et surjouant son rôle de «cannibale sexuel».
Au lendemain du drame, en 1981, Nicole Caligaris a écrit à Issei Sagawa en prison. Ils échangeront huit lettres durant un an environ. La jeune femme rangera ensuite ses lettres et ne voudra, ne pourra plus y revenir. Elle le fait aujourd’hui, trente ans après les faits. Entre-temps, elle est devenue une écrivaine confirmée, signant une dizaine d’ouvrages, romans et essais. Ce qui lie Les Samothraces (2000), Barnum des ombres (2002), L’Os du doute (2006) ou encore Okosténie (2007), c’est une écriture qui affronte, qui observe les creux, les marges, les précipices et questionne, sans relâche, l’action humaine. Nicole Caligaris écrit les yeux grands ouverts.
Elle tente ainsi aujourd’hui d’ouvrir les yeux sur ce qu’elle n’avait pu voir à 21 ans, sur ce qui ne peut être vu, ce point aveugle de l’humain qui tue et mange un autre humain. Dans Le Paradis entre les jambes, écrit à partir de cette correspondance improbable avec Issei Sagawa, elle entraîne ainsi le lecteur dans une descente vers l’obscur. Elle avance dans cette nuit sans juger, sans interpréter. Pour cela, elle se met elle-même en jeu. A la fois, la jeune fille qu’elle était, avec sa part de bêtise, et son engagement de femme qui écrit, dans la chair des mots, depuis la chair. Cette nuit qu’elle questionne, en sachant qu’elle ne peut rien éclairer, c’est la nuit de l’humain. De cette descente en apnée, on remonte ébranlé.
Samedi Culturel: Vous avez gardé cette correspondance pendant trente ans sans avoir envie d’en parler. Qu’est-ce qui vous a poussée à le faire aujourd’hui?
Nicole Caligaris: L’âge avant tout, la proximité mathématique avec la mort. Je craignais aussi que ces lettres ne se perdent lors d’un rangement ou d’un déménagement. J’avais le sentiment que je n’en étais pas la seule propriétaire, qu’elles appartenaient à l’histoire de cet acte et de cette période. Il fallait que les chercheurs sachent que ces lettres existent. Le hasard a voulu que je reçoive, à la cinquantaine passée, une invitation de François Angelier pour écrire un article pour son «Dictionnaire des assassins». J’ai saisi cette occasion. L’article s’est transformé en livre.
Au cours de cette correspondance, Issei Sagawa vous a fait parvenir un livre, «Eloge de l’ombre» de Junichiro Tanizaki. Or ce livre a joué un grand rôle dans votre sensibilité littéraire. Vous commencez votre livre par cette évocation.
Oui, j’ai dans ma bibliothèque un livre offert par un homme qui a commis un tel crime. Comment garder ce cadeau parmi les autres livres, comme s’il était banal? Je me suis lancée dans l’écriture de Paradis entre les jambes pour sortir de cette étrangeté.
En 1981, l’année du drame, vous aviez 21 ans, vous connaissiez à peine Issei Sagawa. Pourquoi lui avoir écrit en prison?
Je ne saurais pas le dire, trente ans plus tard. C’était un réflexe, sans doute paradoxal puisque cet homme avait commis un crime atroce, mais dans le même temps naturel parce qu’il était étranger, seul à Paris et que j’étais une de ses connaissances.
Tout le livre est construit comme une descente, difficile, vers un point aveugle, l’énigme de ce crime.
Le livre n’éclaire rien, il affronte cette opacité. Je ne voulais pas enfermer cette énigme dans un récit avec des personnages où l’auteur se met «à la place de». Je me méfie comme de la peste de ce genre de projet. Se confronter à sa propre bêtise, affronter la noire énigme qui fait partie de l’humanité, c’est un des motifs de l’écriture. Il ne suffit pas de parfumer cette noirceur pour la masquer. Elle est en chacun de nous.
Le plus perturbant dans les lettres d’Issei Sagawa, qui sont reproduites à la fin du livre, c’est qu’il ne dit rien de la violence qu’il a commise mais parle avec finesse de littérature.
C’est l’énigme fondamentale. Des êtres raffinés, de grande culture, peuvent se comporter en boucher avec leurs semblables. On peut vouloir fermer les yeux sur cette énigme mais elle reste néanmoins active. Pendant longtemps, je ne voulais pas affronter la sensibilité d’Issei Sagawa que ses lettres mettent au jour. C’est une sensibilité très belle, très humaine, d’un homme perdu. Bien sûr, il y a sans doute chez lui de la stratégie à m’écrire cela. Mais si l’on s’attache aux mots, ils expriment le désarroi d’un être égaré, loin, très loin. Cette sensibilité me terrifie parce que, face à elle, je reste tellement muette, tellement déconcertée, dans l’incapacité d’entrer en contact.
C’est pour cette raison que vous avez interrompu votre correspondance avec lui?
Je ne pouvais pas répondre à cette sensibilité. Je ne pouvais pas être son amie. C’était trop pour moi.
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Junichiro Tanizaki
«Eloge de l’ombre»
«Quand les Occidentaux parlent des «mystères de l’Orient», il est bien possible qu’ils entendent par là ce calme un peu inquiétant que sécrète l’ombre»