Pascal Bruckner: «J’ai tout fait pour m’extraire de ma famille»
Rencontre
Le romancier et essayiste germanopratin publie une autobiographie sous l’angle filial, pour dire comment son père, un homme violent et profondément antisémite, a fait de lui l’«intellectuel juif» qu’il est aujourd’hui.

«J’ai tout fait pour m’extraire de ma famille»
Pascal Bruckner ferraille avec brio sur la scène des débats. Il raconte dans un livre pudique sa part d’ombre, celle de son père aussi, un antisémite violent qui a fait de lui un «intellectuel juif»
Il n’est pas très à l’aise. Ou alors, il est comme ça, animal à sang-froid, qui répond par de petites phrases et une voix gentille, là où d’habitude, à Saint-Germain-des-Prés, on rencontre des verbeux et des péremptoires. Peut-être est-ce parce qu’il se montre tout nu à présent, avec un livre qui lève des ambiguïtés confortables, dissipe des mystères bien commodes. Peut-être qu’il regrette, parce que c’est un risque de se donner ainsi, en autobiographie, et que l’on a beau avoir 65 ans, et tous les mérites intellectuels derrière soi, l’exercice donne à voir de vieilles brèches, démange là où, longtemps, on avait oublié d’avoir mal.
Pascal Bruckner, romancier, essayiste, polémiste et homme à tout penser, publie Un Bon Fils, le récit intime de sa construction à l’ombre du paternel. Réflexion à haute voix, et en public, sur un héritage nauséabond, subi, puis refusé, mais qui aujourd’hui encore, colle aux semelles, malgré le chemin parcouru. Longtemps, Pascal Bruckner a passé pour un «intellectuel juif», une étiquette qu’il n’a jamais réfutée trop fort. On apprend ici qu’il est le «bon fils» d’un homme violent et profondément antisémite, collaborateur pendant la Seconde Guerre mondiale. Un homme qui, dans la médiocrité d’une banlieue lyonnaise des années 50, maltraitait sa femme, la couvrait d’hématomes, la rouait d’insultes, et en réservait aussi à son fils. Colossal à refuser, encombrant à détester, ce père est mort en 2012, autorisant l’amorce d’une autoanalyse par le livre, et le coming out d’une espèce de transfuge de classe.
On entre alors dans la vie de Pascal Bruckner par la porte d’une enfance douce-amère, entre paysages alpins de carte poste et banlieues pavillonnaires lyonnaises, avant de s’ennuyer dans le récit d’une construction intellectuelle qui tient un peu du name dropping parisien. La dernière partie du livre, plus touchante, raconte les tourments de ce fils unique portant fardeau du patriarche détesté, Enée subissant Anchise, l’amertume contre l’aigreur.
Pudeur ou impossibilité, le livre, à la lecture, souffre d’une espèce de superficialité, comme si l’on entrait dans une intimité encore adolescente, encombrée de certitudes calcifiées par le temps. La rencontre révèle un homme encore retenu, et sans doute incertain de ce qu’il vient de commettre, dans cette tentative littéraire de tuer le père.
Samedi Culturel: Ce livre dit que vous n’êtes pas celui que l’on croit. Pourquoi aujourd’hui?
Pascal Bruckner: Je ne l’aurais jamais fait si je n’avais pas été poussé par mon éditeur. Cela fait plusieurs années qu’on me le demande. Mais tant que mon père était vivant, cela m’aurait été impossible, psychologiquement. Cela aurait été beaucoup trop blessant pour lui. Et puis j’ai toujours pensé que raconter ma vie n’avait strictement aucun intérêt. A l’enterrement de mon père, j’ai prononcé un discours de réconciliation avec lui. A ce moment, mes amis, mon éditeur, m’ont encouragé à en faire un livre.
A sa lecture, on a pourtant moins l’impression d’une réconciliation que d’un règlement de comptes.
Pour moi, c’est une manière de solder les comptes. De faire le constat d’une certaine affection, malgré la colère et la rancœur. A la fin, je dis quand même que je lui dois beaucoup. Parce que j’ai dû me construire contre lui, contre ses idées. Je dis aussi que je lui ressemble; par exemple, j’ai hérité de son agressivité. C’est regrettable pour mon entourage, mais très utile dans mon métier. Enfin, ce livre m’a apaisé. Aujourd’hui, j’ai l’impression de mieux comprendre mon père. Et j’ai beaucoup de peine pour lui, ce qui n’était pas le cas avant. Il a gâché une bonne partie de sa vie en ruminations stériles et en engagements douteux.
Lui écrire ce tombeau, même pour solder les comptes, c’est aussi une façon de le maintenir vivant.
C’est vrai, c’est paradoxal. Et finalement très ironique, cet hommage rendu à un père que je détestais cordialement, plutôt qu’à ma mère, par exemple… Quand elle est morte, en 1999, cela m’a fait beaucoup de peine, mais je n’ai rien écrit. J’ai dû alors m’occuper de mon père, que je ne voyais plus depuis des années. A l’hôpital, je lui ai dit, c’est toi qui aurais dû être dans la boîte, pas elle. C’est un fardeau, un homme seul. Heureusement, mon fils m’a énormément aidé. Lui aimait beaucoup son grand-père. On se moquait ensemble de ses délires antisémites, nous en avions fait des ritournelles.
Comment vos enfants se situent-ils par rapport à ce livre?
Mon fils était très gêné que je l’écrive. Il ne l’a pas lu, et ne voudra pas le faire. Ma fille, qui est beaucoup plus jeune, et qui, elle, est juive, craignait que je ne passe moi-même pour antisémite. Dans ce livre, je m’exprime en tant que fils, mais ce n’est pas un livre sur la filiation. On ne peut pas parler à la place de ses enfants.
Au début, vous décrivez un climat familial de violence physique…
A vrai dire, je ne m’en souvenais plus. C’est une cousine, avec laquelle j’ai beaucoup parlé pour ce livre, qui me l’a rappelé: ta mère avait toujours des bleus sur les bras, m’a-t-elle dit. Il faut croire que je l’avais effacé de ma mémoire.
Mais il vous frappait aussi, vous l’écrivez. Vous ne vous en souveniez pas non plus?
Si, mais ça, c’était l’époque. Les châtiments physiques étaient d’usage, les martinets, les fouets, les coups de ceinture, les coups de règle sur les doigts à l’école. On ne le ressentait pas comme un abus.
Vous ne lui en voulez pas pour cela?
Non. La violence physique compte moins que les humiliations verbales. Surtout, je ne lui pardonne pas celles qu’il a fait subir à ma mère. Moi, je m’en suis sorti, je me suis construit des défenses. Mais à elle, il creusait des trous dans la tête, à lui dire sans arrêt qu’elle était faible, bête, folle et moche.
Vous la décrivez comme consentante à son martyre. C’est à elle que vous en voulez?
Bien sûr. Je la suppliais de le quitter. Mais il n’y avait rien à faire. Elle aimait son bourreau, c’était une vraie tragédie, et je n’y pouvais rien. Elle compensait cette faiblesse par une sur-affection envers moi, qu’elle a ensuite reportée sur mon fils. Mais ma mère était complice, je ne peux pas le dire autrement. Mon père n’est pas le seul à blâmer.
Cette relation de codépendance toxique entre vos parents, en quoi a-t-elle déterminé votre manière d’écrire sur le couple?
Il y en a plein mes livres. Le consentement à son propre esclavage est un thème qui me passionne. Lune de fiel, par exemple, est un décalque de la relation entre mes parents. Ce livre, que j’ai écrit très tôt, à 28 ans, a été une manière d’exorciser, d’objectiver ces relations brutales. Parce qu’il m’est aussi arrivé de reproduire cette violence avec certaines femmes. On pense pouvoir refuser ses parents, en réalité, on finit par les imiter aussi. Les miens m’ont soumis au spectacle de l’enfer, mais le pire, c’est qu’il était durable, sans porte de sortie. Mon père a insulté ma mère jusqu’à son dernier souffle, sur son lit d’hôpital. D’où ma très grande méfiance à l’égard de la vie de couple. Je suis devenu monogame en série.
Petit enfant, vous avez profité, dites-vous, d’une tuberculose, pour être placé très tôt à la montagne, en colonie ou en sanatorium, à Leysin notamment. Vous décrivez cette période comme extrêmement heureuse.
Oui, j’en garde un souvenir émerveillé. Et j’ai beaucoup souffert du retour chez mes parents, dans cette vie effroyable, le petit monde clos des provinces françaises… Evidemment, j’ai longtemps rêvé qu’un homme viendrait frapper à notre porte pour nous dire que j’étais son fils. Puis j’ai tout mis en œuvre pour m’extraire de ce monde-là. Heureusement pour moi que les livres ont tout de suite marché. Du sanatorium, j’ai sans doute gardé cette capacité à transformer l’adversité en agrément. Mais, un temps, j’ai douté avoir vraiment été malade.
Que voulez-vous dire?
Un temps, adulte déjà, j’ai pensé que mes parents avaient tout inventé, que je n’avais jamais été malade, qu’ils avaient réécrit toutes les premières années de ma vie. Que pour une raison ou une autre, ils m’avaient éloigné de la maison. Alors j’ai voulu vérifier, j’ai fait des radiographies des poumons. Le médecin m’a confirmé que j’avais bien des cicatrices. Et à la mort de mon père, j’ai retrouvé des documents qui attestent de traitements médicaux que j’ai reçus en Autriche.
Alors ce livre, ce ne sont pas exactement vos souvenirs?
C’est un mélange, entre mes souvenirs et ce que j’ai pu recouper. J’ai posé beaucoup de questions à ma famille pour écrire le livre. J’ai même fait faire une enquête sur mon père par une historienne. D’ailleurs ça m’a coûté bonbon, pour des résultats très incomplets. Selon elle, il aurait fallu y passer encore deux ans. Je ne saurai jamais comment il a échappé à la prison à la Libération, comme il a réussi à berner les autorités alliées en Allemagne…
En guise d’épilogue, vous racontez un épisode stupéfiant où, voyant votre père nu après un accident, vous découvrez qu’il est circoncis. Cette scène, vous l’avez inventée?
A moins que j’aie eu une hallucination… Mais ce jour-là, j’étais sain de corps et d’esprit. Bien sûr, je l’ai ensuite harcelé de questions. Mais il me repoussait, ne voyait pas de quoi je voulais parler, il niait sans vouloir donner d’explication. Il y a tellement de choses que je ne saurai jamais sur mes parents. Ce sont surtout les éléments liés à la guerre, aux choix politiques, que j’aurais voulu comprendre. Pour le reste… peut-être que j’ai un frère caché quelque part, et ça me plairait beaucoup. Sinon, oui, disons que cette affaire de circoncision me turlupine. Enfin, si je peux m’exprimer ainsi.
Un Bon Fils, Pascal Bruckner, Ed. Grasset, 2014, 251 p. L’auteur sera présent le 3 mai au Salon du livre de Genève, pour signatures et débat.
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