Pascal Vandenberghe: «Le livre sort renforcé de la crise»
Livres
Lecteur et libraire passionné, le directeur de Payot publie «Le Funambule du livre», un entretien sur son parcours mené par le journaliste Christophe Gallaz, suivi par «La librairie est un sport de combat», qui rassemble ses réflexions sur le monde du livre. Deux approches pour un même credo: l’amour du livre

Pascal Vandenberghe fait partie de la grande famille de celles et de ceux qui se sont faits par les livres. Issus de tous les milieux, de tous les pays, ces hommes et ces femmes ont un beau jour posé leurs yeux sur une quatrième de couverture ou sur un titre, et ils n’ont plus jamais cessé de lire, trouvant dans les mots ce dont ils avaient soif.
Dans Le Funambule du livre, sous la forme d’un entretien mené par le journaliste Christophe Gallaz, le directeur de Payot revient sur son parcours de jeune homme, né à Auxerre en 1959 dans une famille ouvrière, qui ressent vite le besoin de pousser les murs de son milieu familial, de l’école, de la vie en général. Comment le titulaire d’un diplôme d’ajusteur-mécanicien va devenir le libraire passionné que l’on connaît tient de la saga balzacienne avec le souffle, les rebondissements et les personnages hauts en couleur nécessaires.
Lire aussi: Pascal Vandenberghe: «Le libraire n’a pas à être une police de la pensée»
Le récit de vie permet surtout une traversée des métiers (Pascal Vandenberghe a aussi été éditeur) et des mutations du monde du livre de ces quarante dernières années. Dans une deuxième partie, intitulée La librairie est un sport de combat, celui qui a toujours démontré un goût pour le débat enlevé rassemble et actualise ses analyses sur un marché du livre qui ne cesse de se réinventer.
Le Temps: Les ventes de livres ont été bonnes voire excellentes en 2020. Une surprise pour vous?
Pascal Vandenberghe: Oui, quand même! Quand je repense à notre sidération à l’annonce de la fermeture des commerces au printemps 2020… Face à cette situation inédite, nous ne savions absolument pas si et comment nous arriverions à tirer notre épingle du jeu. Mais assez vite, avec l’explosion des commandes sur notre site, nous avons compris que le livre pourrait sortir renforcé de cette crise. Ce qui s’est effectivement produit.
Malgré Netflix, malgré toutes les offres de loisir en ligne, comment expliquez-vous un tel engouement du public?
Netflix, les réseaux sociaux et autres «divertissements» ne durent qu’un temps. Surtout, avec ce nouveau temps libre dégagé par le semi-confinement, de nombreuses personnes qui avaient quelque peu délaissé le livre y sont revenues. Non seulement parce qu’il y avait à disposition un «temps retrouvé» pour la lecture, mais certainement aussi parce que l’immersion dans un livre permet la déconnexion d’un quotidien anxiogène et une forme d’évasion salutaire. Et que les autres lieux de culture (vivante ou patrimoniale) étant fermés, le livre en restait l’un des rares accès. S’il ne fut pas considéré par les autorités fédérales comme un «bien essentiel», il le fut en revanche par la population.
Pour les lecteurs, dans leur grande majorité, le livre papier reste «la» référence
Et ce succès concerne massivement les livres en papier. Pourquoi le livre numérique n’a-t-il pas percé, alors qu’on lui prédisait un triomphe?
Dans les pays – Etats-Unis et Grande-Bretagne en particulier – où le livre numérique a connu un essor phénoménal à l’origine, cela ne s’est fait qu’avec des prix cassés imposés par Amazon. Dès que les prix sont redevenus «normaux», le livre numérique y a reculé et le livre papier a repris des couleurs.
Or dans le monde francophone, non seulement le livre en tant qu’objet conserve un statut spécifique, qui le différencie d’un simple objet de consommation courante, mais le prix du livre numérique y est réglementé (y compris en Suisse), empêchant sa large diffusion par des prix bradés. Sa valeur d’usage s’avère ridiculement faible.
Lire aussi: Chez Pascal Vandenberghe, l'appétit vient en lisant
Autre signe qui frappe: le rôle central du livre dans les transformations sociales récentes. De Vanessa Springora à Camille Kouchner, ce sont des livres qui ont provoqué les prises de conscience. Qu’est-ce que cela vous inspire?
Cela a toujours été le cas depuis que le livre existe. C’est parce qu’elle est née en même temps que l’imprimerie que la Réforme a pu se diffuser rapidement et largement dès le XVIe siècle. Le livre est le plus ancien média de diffusion des idées – bien avant même Gutenberg et l’invention de l’imprimerie. Il est un parfait observatoire de l’évolution des mœurs d’une société: il reflète ses questions, est le lieu des révoltes et des revendications de tous ordres.
Contrairement au droit, qui suit avec un temps de retard l’évolution de la société et ses besoins, le livre la révèle et la précède ou l’accompagne. C’est indéniablement une de ses forces.
Le livre est un parfait observatoire de l’évolution des mœurs d’une société: il reflète ses questions, est le lieu des révoltes et de toutes sortes de revendications
Le livre séduit même les jeunes youtubeurs ou instagrameurs, qui se font auteurs de livres imprimés et attirent les foules dans les librairies. Qu’est-ce que le livre détient que les autres médias n’ont pas?
Que l’on soit un politique, un sportif, un artiste ou autre «people», la «reconnaissance suprême» passe encore et toujours par le livre. Les stars des médias sociaux n’échappent pas à ce passage obligé, qui relève de fait d’une sorte de consécration.
Peut-on dire que l’apparition du livre de poche, dans les années 1950, a été au bout du compte une révolution bien plus importante que le numérique?
Le livre de poche a été la principale étape dans la démocratisation du livre et de la lecture: par ses prix bas, il a permis à toutes les couches de la société de devenir lectrices, ce que le grand format interdisait aux personnes à revenus modestes. Dans ce sens, il fut une vraie révolution.
Le livre numérique est un format supplémentaire, utile pour certains usages, mais il ne génère pas un accroissement sensible du nombre de lecteurs. S’il est révolutionnaire, c’est uniquement sur le plan technologique. Mais la technologie, quelle qu’elle soit, n’est qu’un moyen, pas une fin en soi. Toutes les études le montrent: pour les lecteurs, dans leur grande majorité, le livre papier reste «la» référence, pour de multiples raisons.
Quand vous avez ouvert Payot Rive Gauche à Genève en 2015, des Cassandre s’étonnaient de votre optimisme face au succès insolent du commerce en ligne. Six ans plus tard, Amazon reste-t-il une menace ou le vent a-t-il tourné?
La vente en ligne en soi n’est pas forcément condamnable. C’est la manière dont elle se pratique qui peut l’être: si les règles de la concurrence ne sont pas respectées, comme c’est le cas avec Amazon, que ce soit sur le plan social, fiscal ou environnemental, alors on a un vrai souci.
L’ouverture de notre grande librairie était un pari insensé pour certains, mais pas pour moi: j’étais convaincu du bien-fondé de cette démarche qui nécessitait pourtant un investissement conséquent. Ce fut une réussite. Preuve en est que nous avons encore agrandi la surface en 2018.
Lire également: Pascal Vandenberghe, patron de Payot: «ça allait bien jusqu'aux dernières annonces du Conseil fédéral...»
Le commerce est un art, la vente est un acte: rien ne remplace ce rapport humain qui est le fondement du commerce, et en particulier pour le livre, avec l’offre pléthorique qui le caractérise, et la sérendipité qui lui donne tout son goût mais qui ne peut se vivre qu’en magasin physique.
D’autre part, une partie de plus en plus importante de la population est attentive au lieu où elle effectue ses achats, privilégiant les entreprises locales ayant un comportement «responsable», respectueuses socialement et environnementalement. Ce que nous nous efforçons d’être, contrairement à Amazon, dont les pratiques sont de plus en plus dénoncées, et qui fait l’objet de poursuites dans de nombreux pays.
Le livre a traversé les millénaires… Serait-il insubmersible? Ou décelez-vous des risques?
Cela fait plus d’un siècle (depuis l’apparition du cinéma) qu’on considère que chaque nouveau média «concurrent du livre» sonne son glas. Mais le bougre est plus résistant que ce que colportent les mauvais augures! Des risques existent, bien sûr, que je qualifierais plutôt de défis. A commencer par les velléités de passer au «tout numérique» dans les écoles: ce serait casser le lien avec le livre, qui n’existe qu’à travers l’école dans les familles où le livre est absent, et le reléguerait au musée.
La toute-puissance des GAFA, dont le prétendu libéralisme est équivalent à leur volonté de tuer toute concurrence en fabriquant des monopoles, en est un autre.
Par ailleurs, le livre cristallise les conflits sociétaux, et les «nouveaux inquisiteurs» de la bien-pensance, de quelque obédience soit-elle, attendent des libraires qu’ils se plient à leurs diktats respectifs. C’est bien la preuve – positive en tant que telle – que le livre en tant qu’objet, et la librairie en tant que lieu, conservent une forte charge symbolique.
Vous êtes un lecteur insatiable. Vos trouvailles ou joies récentes?
Un ouvrage absolument nécessaire pour commencer: L’Age du capitalisme de surveillance, de Shoshana Zuboff (Zulma, 2020). Ensuite un livre qui était depuis trop longtemps dans la pile: Le Cygne noir, de Nassim Nicholas Taleb (Belles Lettres, 2010). Et puis les Essais de Montaigne que je voulais relire depuis longtemps, dans la nouvelle adaptation en français moderne de Bernard Combeaud (Laffont-Bouquins, 2019); et pour finir une découverte littéraire avec l’écrivain lituanien Ricardas Gavelis, Vilnius Poker (Monsieur Toussaint Louverture, 2015).
Pascal Vandenberghe
«Le Funambule du livre» suivi de «La librairie est un sport de combat», L’Aire, 256 p.