Au départ de ce livre somptueux, il y a la mort de la mère, Man Ninotte. Une absence déjà longue, toujours indicible, un trou noir d’où est issue une réflexion en cercles et en spirales qui convoque les astres, les temps préhistoriques, la mémoire de l’esclavage, et celle de l’enfance.

Une réflexion portée par le souffle d’un autre absent, Edouard Glissant, décédé en 2011, mais qui n’a rien de funèbre ni de nostalgique, portée parfois par la colère, mais avec légèreté et tendresse. Une épopée et un grand poème, même si, à la toute fin, Patrick Chamoiseau déclare: «Je connais ce malheur de ne pas être poète, et cette grâce de ne pas l’être qui me laisse désirer.»

En regardant les astres de son ciel caribéen, le Martiniquais y a décelé les creux laissés par l’impact des corps célestes, les éjectats jaillis alentour et le cratère ourlé qui en résulte. C’est ainsi qu’est construit La Matière de l’absence, qui se dit roman, mais pourrait aussi s’appeler «essai» ou «rêverie philosophique». L’impact de la mort, les éjectats qu’il provoque – souvenirs, émotions, enchaînements – et le cratère où toute cette matière se fond.

Mettre de l’humour

«Ceux qui vivent longtemps se nourrissent de l’absence», dit la Baronne à l’entrée du cimetière. La Baronne est l’aînée d’une fratrie de six, celle qui a partagé la responsabilité et l’autorité avec Man Ninotte, dans cette société matrifocale où les hommes semblent effacés. Son rôle, ici, quand l’ex-négrillon, le petit frère, se laisse aller à des développements hardis, c’est d’en rabattre sur sa grandiloquence et de convoquer le bon sens et la mesure, «avec son air de maîtresse d’école», et de mettre de l’humour.

Des autres membres de la famille, on ne saura pas grand-chose, excepté de Jojo l’Algébriste, le musicien. Les autres sont confondus dans la «grappe» qu’ils forment. «Chacun se retrouvait à patauger dans les décombres de ce qui soudain lui était devenu inutile, et qui gisait partout.» La grappe est un ensemble flou d’êtres humains – petits groupes de chasseurs du néolithique, Amérindiens fuyant les nouveaux arrivés, esclaves marron cachés dans les mornes, famille éparpillée – qui se regroupent ou se dispersent selon la nécessité. Un noyau «souple, ouvert, fluide».

La grappe a partie liée avec la Trace – sentiers des esclaves cachés dans les collines, marques dans le paysage ou dans la mémoire, tambour ou danse qui se souvient de l’Afrique, improvisation de jazz –, le contraire du monument, de l’archive, du figé et du définitif: «La Trace est d’essence composite, fragile, incertaine».

Guerrière-tous-terrains

Le récit se construit autour de Man Ninotte, «guerrière-tous-terrains», experte en trocs, lessives, entretien du linge, soupes et gâteaux, soin des plantes, celles qui guérissent ou rendent heureux par leur beauté. En mouvement perpétuel, sans espace pour la tendresse, mais toujours inquiète, avec rudesse, du bonheur des enfants. Sa vie dessine un tableau sans folklore du Fort-de-France dans les années 1960, quand la campagne pénètre encore la ville.

Les différences sociales issues de l’esclavage y sont toujours vivantes. La mémoire de la traite, du bateau négrier, est sous-jacente, comme celle, ténue, des peuples amérindiens disparus avec la colonisation. Elle survit dans les rites mortuaires, les contes, les chansons, le gémissement des lambis, ces coquillages qui servent de trompes funèbres.

A partir de la disparition de sa mère, Patrick Chamoiseau remonte très haut, jusqu’à la sidération de Sapiens devant la mort, et à ce qu’il a dû inventer comme rites, marques, récits, pour la conjurer. De même, il lui a fallu répondre à la beauté – de la nature, des êtres, des lumières – par la musique, le dessin, la danse. Un enchaînement vertigineux, dont le mouvement entraîne vers les mystères de l’origine.

Surgissement de la beauté

De très belles pages sont consacrées à Edouard Glissant – qui a su avant Chamoiseau «privilégier l’écoute, la perception participante, la spirale questionnante, toujours renouvelée, sur un fond de terreur antillaise, ou peut-être de ces désordres qu’animent les surgissements de la beauté». Car s’il est question d’astres et de préhistoire, de traite négrière, de langages anéantis, d’«antans d’enfance», La Matière de l’absence est aussi ouvert sur le présent, car «tout est relié à tout».

Avec colère, aussi, car «les déshumains grandioses, les régressions massives (comme la cale du bateau négrier, l’esclavage de type américain, les camps nazis, les génocides ordinaires, ou cette damnation que l’Europe inflige sous nos yeux à ceux qui migrent vers elle)», sont toujours possibles.

Dans les années 1980, dans la foulée de Césaire et de Glissant, Patrick Chamoiseau a initié une œuvre dont l’envergure se déploie dans ce dernier livre. Après eux, et avec d’autres, il a créé une langue qui intègre des rythmes et des vocables créoles, des termes venus de langues anciennes, sans en altérer la lisibilité. En 1992, le Goncourt a donné à Texaco une visibilité bienvenue. Les trois volumes d’Une Enfance créole sont désormais un classique. Avec ce dernier livre de deuil et de jubilation, d’une grande générosité, Chamoiseau ouvre des «traces» pour une approche ouverte du monde actuel.


Patrick Chamoiseau, «La Matière de l’absence», Seuil, 366 p.