L’écrivain paysan, ça ne court pas les bois. Il y a aujourd’hui Jean-Pierre Rochat, et quelques autres, plus ou moins campagnards. Autrefois, il y avait Uli Bräker (1735-1798), auteur d’un journal, et, surtout du récit Le Pauvre Homme du Toggenbourg aux allures de saga, de feuilletons et de confessions d’une authenticité saisissante, comme si Candide tenait lui-même la plume. Ce récit tient du miracle au vu des conditions de vie de l’auteur que rien, vraiment rien, ne prédestinait à l’écriture, activité que son épouse considérait d’ailleurs d’un œil sévère, lui-même qualifiant ses écrits de «gribouillages», de «caquetages», et se demandant si ce «penchant irréversible» n’aurait pas fait de lui l’artisan de sa propre misère.

Bouches à nourrir

Cet autodidacte, aîné d’une famille de 11 enfants, n’a reçu qu’un enseignement rudimentaire. Son destin semble se jouer en écho de celui de son père, écrasé par le labeur requis pour nourrir tant de bouches et par le fardeau des dettes contractées afin de mener un modeste train de campagne et des activités diverses, comme le raffinage de salpêtre ou le tissage de coton.

Lire aussi: Ulrich Bräker contre les clichés alpestres

«Ma patrie, écrit-il, c’est le Toggenbourg, dont les habitants ont toujours passé pour des gens agités et grossiers». Aujourd’hui encore très conservateur, ce fief saint-gallois est ainsi décrit par Bräker: «Une charmante vallée qu’on met douze heures à parcourir, avec plusieurs vallées latérales, et entourée de montagnes fertiles». L’intérêt historique de ce récit saute aux yeux. L’auteur dépeint les conditions de vie des paysans du XVIIIe siècle dans la Suisse profonde du réformateur Zwingli. Une stricte morale, dont l’auteur ne s’est jamais libéré, dicte les actes de la vie quotidienne. Bräker ne cherche pas à «faire style», son écriture sobre, sans affectation, a probablement préservé l’œuvre d’un vieillissement précoce.

Soldat prussien

Le jeune Bräker quitte à pied son cher Toggenbourg dans l’espoir de faire fortune, mais il y revient après avoir été embrigadé malgré lui dans l’armée prussienne, ce qui nous vaut une description hallucinante de la bataille de Lobositz (1756), qui opposait Prussiens et Autrichiens. Uli parvient à s’en extraire et à déserter au milieu des cadavres.

Retrouvez tous nos articles consacrés à l’actualité de la littérature

Son retour au pays ne correspond en rien à celui dont il rêvait. Il se marie et fait sept enfants à sa femme. Une vie de labeur l’attend, avec la crainte constante d’une dégringolade dans la pauvreté absolue, même s’il trouve finalement une relative stabilité matérielle. Malgré ses plaintes, ses désespoirs, Uli Bräker ne se départit jamais d’une sorte d’émerveillement walsérien. C’est la face sereine de cette existence difficile. L’écrivain vit près de la nature. Il s’émeut de la beauté des paysages, le chant des oiseaux gonfle son cœur d’allégresse. Cet enfer de pauvreté d’hier, le Toggenbourg, contrée d’air pur et d’autosuffisance économique, prendrait presque, deux siècles et demi plus tard, une apparence de rude paradis écologique.


Récit. Uli Bräker, «Le Pauvre Homme du Toggenbourg», traduit de l’allemand par Caty Dentan, L’Aire bleue, 290 p.

Le pauvre homme de Toggenbourg

Caty Dentan, Ulrich Bräker

Editions de l'Aire, 272 p.

Acheter sur payot.ch