Baba, le père de la narratrice, est mort. Arrivé clandestinement par le train à Zürich, Baba avait embrassé le sol, persuadé qu’ici tout irait mieux. Mais sa mort soudaine, laisse sa fille désorientée. La volonté de Baba d’être enterré à Prizren selon la coutume musulmane sera néanmoins respectée. Sa fille se rendra, une semaine durant, chaque jour, sur sa tombe pour honorer sa mémoire. Le récit rend compte de ce processus de deuil complexe, lié au besoin de faire le bilan d’une enfance et d’une adolescence marquées par la condition de requérant d’asile. Le texte est une confidence adressée au défunt où les souvenirs d’enfance se mêlent aux interrogations du présent, avec ce sentiment non seulement d’avoir été une étrangère, mais aussi d’être étrangère à soi-même.
Poétique et politique
Le roman détaille les douleurs liées aux incertitudes sur la procédure d’asile, qui dura treize ans. Autant d’années, où il était interdit de quitter le territoire, de travailler, avec, toujours, la peur constante d’être renvoyé: «Au bout de ces treize ans, j’étais devenue une femme et mes grands-parents étaient décédés.» Dans leur petit appartement de la banlieue de Berne, les parents de la narratrice fument frénétiquement. A force d’être toujours ensemble à la maison à cause de l’interdiction de travailler, ils se disputent, se font du souci et crient sur leurs enfants.
C’est la première fois qu’un texte littéraire en Suisse trouve des mots aussi justes pour dénoncer les frustrations qu’engendrent des procédures d’asile qu’on peut considérer comme humiliantes (et que la votation du 5 juin 2016 devrait, à l’avenir, réformer et simplifier). Confrontée à une décision de renvoi, la famille doit se préparer, le cœur lourd, au départ et entreprend de se séparer de ses meubles. Mais soudain, coup de théâtre! Quelques jours avant la date de départ prévue, arrive une lettre de la commune annonçant qu’ils peuvent finalement rester. Au soulagement, se mêlent la colère et le sentiment d’être traités comme des marionnettes.
Quête de soi
A la recherche de son identité, la protagoniste se rend dans son pays d’origine, devenu le Kosovo, et se confronte à des cousins, des oncles et des tantes qui sont pour elle de parfaits étrangers. Leur comportement différent de ce qu’elle a l’habitude de voir: «En guise de compliment, les gens disent «Masalah» en me soufflant bruyamment à trois reprises au visage. A chaque fois, la formule est accompagnée de postillons. Ils disent qu’elle protège du mauvais œil et de la jalousie. Les convenances m’empêchent d’essuyer les postillons devant eux.» De retour en Suisse, elle suit durant un an, des cours à l’université sans plus savoir lesquels l’intéressent vraiment.
Rejet poli
Elle se rend aussi dans ce village, proche d’Interlaken, où la famille avait été placée à son arrivée en Suisse et où elle n’était jamais retournée. Elle n’y retrouve pas l’hôtel désaffecté où ils étaient logés, avec d’autres réfugiés. A un arrêt de bus, elle croise un soldat de la SWISSCOY, le contingent de l’armée suisse au Kosovo. Elle prend son courage à deux mains et lui demande où il est en poste au Kosovo. Elle lui confie qu’elle a passé ses premières semaines en Suisse, en tant que réfugiée, dans son propre village. Le soldat, stationné à Prizren où la narratrice a passé son enfance, paraît d’abord indifférent. A moins qu’il ne sache pas comment réagir face à cette jeune femme au destin symétrique du sien? Pourquoi les Suisses sont-ils si peu enclins à partager des choses intimes avec des inconnus à un arrêt de bus? s’interroge-t-elle.
Ce sentiment de rejet poli est aussi présent dans la relation avec Sarah, une amie d’enfance qu’elle recroisera en ville. A chaque rencontre, Sarah promet de la rappeler mais ne le fait pas. Sur la photo d’auteure qui apparaît dans le livre, Meral Kureyshi, cheveux noirs bouclés, fixe l’objectif droit dans les yeux: elle a le regard profond et curieux qui cherche le dialogue, son roman en est la réalisation.
Authenticité
La lecture du premier roman de Meral Kureyshi est non seulement une expérience esthétique forte, mais s’avère aussi très instructive. Elle permet de s’imaginer ce que c’est pour une petite fille que de quitter son pays avec sa famille pour un monde inconnu, avec pour seul bagage l’espoir d’une vie meilleure. La question de l’authenticité du récit compte finalement peu, elle est d’ailleurs indirectement présente dans le titre du roman. Lorsque à l’école, les petits camarades de la narratrice lui demandent de décrire la maison qu’elle a laissée en Yougoslavie, elle raconte sans sourciller qu’ils avaient des éléphants dans le jardin.
La vérité du récit ne réside donc pas dans l’intérêt de savoir si les faits décrits sont autobiographiques, mais bien dans le potentiel émotionnel du roman: lisant on se met à place de la protagoniste. Les sentiments qu’on ressent, alors, sont eux bien réels. Aucune étude sociologique ou psychologique, aucun reportage, si brillants soient-ils, ne peuvent rendre compte des conséquences personnelles et intimes d’une migration – événement qui marque une vie à jamais – de manière aussi conséquente que la poésie d’un roman, comme celui-ci. En lisant Les Eléphants dans un jardin, le vécu des migrants en Suisse, devient accessible.
Meral Kureyshi, «Des éléphants dans le jardin», trad. de l’allemand par Benjamin Peccoud, L’Aire, 180 p.