Biographie
Né le 14 octobre 1942 à Budapest.Journaliste et photographe, il commence à publier dans une revue hongroise en 1965.«La Fin d’un roman de famille» paraît en 1991. «Le Livre des mémoires», en 1998,traduit en plusieurs langues, est considéré comme un chef-d’œuvre.«Histoires parallèles», paru ce printemps,lui a demandé dix-huit ans de travail
De passage à Lyon pour participer aux Assises du roman, Péter Nádas évoque, dans un allemand parfait, en souriant, l’écriture pourtant éprouvante des Histoires parallèles, un roman qui lui a coûté dix-huit années de travail de documentation: histoire, sciences naturelles, anthropologie, psychologie, criminologie, histoire de l’art… Cette énorme bibliographie nourrit une œuvre sans équivalent dans la littérature contemporaine; on l’a comparée à L’Homme sans qualités de Robert Musil ou à Guerre et Paix de Tolstoï, mais Péter Nádas a sa voix propre, dérangeante, servie par une technique époustouflante qui lui permet de mener des dizaines de personnages à travers le XXe siècle, dans le désordre chronologique, les ruptures de langage, le foisonnement des histoires individuelles et collectives.
Samedi Culturel: Parmi les dates que vous avez choisies, trois recoupent votre biographie: le soulèvement de 1956, 1961 et la chute du communisme en 1989. Comment avez-vous vécu ces années?
Péter Nádas: 1956 et 1961 sont mes années de formation, les plus noires. Les souvenirs de cette époque sont liés à la dépression personnelle et dans la société. La vie était immobilisée, on ne pouvait pas bouger; or la jeunesse, c’est le mouvement. En 1989, je n’ai pas partagé le grand espoir de mes compatriotes. J’avais peur: l’écroulement d’un grand empire entraîne des catastrophes. Grâce à l’intelligence de Gorbatchev, la catastrophe n’a pas eu lieu. Mais les «prairies en fleurs» qu’annonçait Helmut Kohl dans l’ex-RDA, ce n’est pas encore pour aujourd’hui. Reconstruire est beaucoup plus long que détruire.
Pourriez-vous prolonger ces «Histoires parallèles» en l’an 2000? On voit resurgir en Hongrie un nationalisme fascisant.
J’ai joué avec l’idée, mais ce serait purement formel. J’ai exploré des sentiers qui n’avaient pas été fréquentés. J’avais le droit d’en sortir. La répétition fait partie de la vie, mais trop de monotonie devient ennuyeuse.
Un des grands thèmes du livre est le manque d’amour. Tous les personnages sont blessés, orphelins, abandonnés.
C’est l’époque qui veut cela. Après les deux guerres, tout le monde avait perdu quelqu’un, quelque chose. En Europe, même ceux qui sont nés après les conflits portent cette blessure inguérissable. Et c’est aussi le problème éternel: on veut toujours plus d’amour qu’on ne peut en donner ou en recevoir. On a toujours, à raison, cet espoir de retrouver l’amour maternel absolu ou la fusion érotique. Cela tient à l’attente excessive par rapport à la mère en Occident.
C’est aussi un livre sur l’héritage, ce qui se transmet de génération en génération.
Oui et pas seulement l’héritage matériel, mais la faute, le mal qui pèse sur les générations suivantes et se reproduit. En 1914, des millions sont partis au combat avec enthousiasme. Ce qui a fait le nid du fascisme puis de la deuxième guerre. C’est un peu le but de ce livre: montrer le manque de réflexion qui mène à la répétition éternelle.
Vous donnez un tableau très noir de la Hongrie. Comment a-t-il été reçu?
De manière très controversée. Après quinze ans de progrès, il y a dans ce pays une régression due à l’énorme corruption et à une structure sociale fondamentalement inégalitaire qui se perpétue. Il faut longtemps pour constituer une classe moyenne. Le populisme fait beaucoup de mal. Ça me fait de la peine, mais je n’y peux rien si les électeurs veulent cela, c’est la démocratie!
Dans votre livre, les hommes et les femmes ne semblent pas être faits pour vivre ensemble, mais d’être plus attirés par leur propre sexe.
Je ne dirais pas ça. J’ai respecté une proportion. Il faut se le dire: nous sommes des êtres bisexuels de nature. Nous n’avons qu’un corps, fait pour nous permettre d’aimer père et mère, hommes et femmes. L’instinct de reproduction – indépendamment des préférences – est dominant à la base, mais toutes les possibilités sont en nous. Ma traductrice en allemand dit que ce livre est écrit avec une âme de femme; moi, je pensais qu’une femme ne pouvait pas me suivre dans un ouvrage si phallique.
Au cœur du livre, il y a en creux l’extermination des Juifs de Hongrie et plus généralement, le racisme.
Le racisme est ancré en nous, sous toutes ses formes, alors que nous sommes tous culturellement multiples. Je n’avais pas le droit d’embellir ou de porter des jugements de valeur. J’ai construit sur ces déchirures, ces failles de la pensée.