Da ns la galaxie des lettres, une étoile à neutrons modifie de son rayonnement noir les constantes de la réalité: Philip K. Dick. Ses admirateurs parlent de lui comme du Dostoïevski du XXe siècle, ils le placent aux côtés de Kafka, Joyce et Borges. Pour l’écrivain Norman Spinrad, il est simplement «le plus grand romancier métaphysique de tous les temps».

Doté d’une intelligence supérieure, Philip K. Dick n’a jamais réussi à s’adapter à l’existence. Enfant rêveur, solitaire, il se retrouve de bonne heure chez le psychanalyste qu’il embobine à l’envi. Etudes avortées, il travaille chez un disquaire. Sa vie terrestre est désastreuse. De perpétuels tracas financiers. Cinq mariages et autant de divorces. Des dépressions, des tentatives de suicide.

Paranoïaque avéré et légitimé (le FBI l’a placé sous surveillance dans les années 50), il finit mystique illuminé. Pour vivre, il produit à des cadences surhumaines, absorbant des amphétamines par poignées; pour élargir sa conscience il fume de l’herbe. En revanche, figure de proue de la contre-culture californienne des sixties, il n’a essayé le LSD qu’une seule fois. «Je me suis retrouvé en enfer, et il m’a bien fallu deux mille années (subjectives) pour m’en sortir, en rampant.»

L’écrivain se souvient de ces années passées à carburer au Benzédrine dans Substance mort (A Scanner darkly), polar hautement paranoïaque: infiltré dans une communauté de toxicomanes, un agent des Stups à la cervelle cramée par la substance M doit s’espionner lui-même.

Philip K. Dick se rêvait grand écrivain mainstream. Il est devenu la référence ultime de la science-fiction. Dans ses 48 romans et 115 nouvelles, relevant majoritairement de la littérature conjecturale, il a cherché à répondre à deux questions: «Qu’est-ce que la réalité?» et «Qu’est-ce qu’un être humain?» Dans sa dernière période, à travers des livres hermétiques (Siva) ou les 8000 feuillets indéfrichables de son Exégèse, il s’est interrogé sur la divinité.

Assurément visionnaire, peut-être schizophrène, féru de psychanalyse jungienne et de philosophie présocratique, attiré par le gnosticisme, Philip K. Dick a introduit le doute ontologique dans la science-fiction. Ses personnages découvrent que l’univers est truqué, que le temps est réversible, que les phénomènes tangibles communément admis procèdent d’une tromperie des sens. Comme il est dit dans Glissement de temps sur Mars: «Qui peut dire si les schizophrènes n’ont pas raison?»

En 1962, Philip K. Dick connaît un premier succès avec Le Maître du haut château. Dans cette uchronie dystopique, rédigée en suivant les oracles du Yi-king, l’Allemagne et le Japon ont gagné la guerre. Ils se sont partagé les Etats-Unis. Mais un livre, La Sauterelle pèse lourd, circule sous le manteau. Il propose une réalité alternative, selon laquelle les Etats-Unis ont gagné la guerre. Et si ce livre disait la vérité?

Le plus grand roman du «pionnier de l’inextentialisme», est sans doute Ubik, une histoire d’horreur existentielle. Tué dans un attentat, Glen Runciter fait parvenir à son équipe des messages disant «Je suis vivant et vous êtes tous morts». Qui est vivant, qui est mort? Les personnages sont pris dans une spirale de doutes sans fin. La réalité se délite, la flèche du temps s’inverse, les rêves d’un enfant autiste décédé gangrènent le monde, la «rongeasse», soit l’entropie, défait les apparences. Et lorsque chacun croit avoir retrouvé sa place dans l’espace-temps, tombe la phrase terrible qui conclut: «Tout ne faisait que commencer.»

Philip K. Dick n’a pas vécu assez longtemps pour jouir du succès de Blade Runner, le film culte de Ridley Scott tiré des Androïdes rêvent-ils de moutons électriques? Les «blade runners» sont les détectives qui doivent retrouver et éliminer les répliquants créés par bio ingénierie. Seul un test psychologique permet d’observer l’unique différence entre l’humain de souche et son frère manufacturé: le second présente un déficit d’empathie, que l’auteur décrit comme «une froideur. Quelque chose comme l’haleine du vide qui s’étend entre les mondes habités. L’haleine de nulle part.»

Après Blade Runner, le cinéma oublie Dick. La tendance s’inverse au XXIe siècle. Parce que le «philosophe romanceur» ne crée pas des univers coûteux à représenter: la plupart de ses histoires se passent dans des banlieues ternes. Mais aussi parce que le monde a changé.

Les hypothèses de déréalisation avancées par le Maître des simulacres il y a un demi-siècle se vérifient à travers la paranoïa grandissantes des sociétés, la dématérialisation de l’information et de la finance, l’épidémie globalisée de théories du complot, les mutations socio-technologiques de la réalité – virtuelle, augmentée…

Il n’est pas exagéré d’affirmer que Dick a inventé le reality show dans Le Dieu venu du Centaure: les colons perdus sur les planètes lointaines acquièrent des poupées, genre Barbie, et trompent leur ennui en s’immergeant dans des scènes de la vie pavillonnaire terrestre. Loft Story ou, au cinéma, The Truman Show, sont issus de Palmer Eldritch, le démiurge aux yeux de fer.

Dick a écrit une flopée de nouvelles. Des textes brefs, souvent empreints d’humour, assimilables aux koan de la tradition zen. Une mine d’or pour le cinéma qui délaye au maximum le suc de ces textes. Total Recall (avec Arnold Schwarzenegger, 1990; avec Colin Farrell, 2012) truffe «Souvenirs à vendre» d’explosions et de bagarres: un quidam n’a pas les moyens de se payer des vacances sur Mars, juste ceux de se faire implanter des souvenirs de vacances. Qui en raniment d’autres…

Même démarche pour Minority Report («The Minority Report »), brillamment développé par Steven Spielberg en 2002: pour éradiquer la criminalité, la police se base sur le don de précognition de trois mutants. Les coupables sont arrêtés avant d’avoir commis leur crime. Il arrive toutefois que les visions divergent…

Next extrapole de «L’Homme doré», une nouvelle qui invente les X-Men dix ans avant l’heure, une histoire de voyance. Paycheck plonge dans les labyrinthes de la paramnésie. L’Agence («Rajustement») révèle les fonctionnaires qui entretiennent les rouages de la destinée. Dans Planète hurlante («Nouveau modèle») , des mines antipersonnel intelligentes évoluent, prennent la forme émouvante d’un enfant perdu…

L’esprit de Dick est descendu sur Hollywood. Nombre de films procèdent de sa logique sans puiser à son œuvre: Matrix qui considère le libre arbitre comme une illusion, Donnie Darko et son imbroglio quantique, la plongée intégrale dans des jeux de rôle gigogne d’eXistenZ de Cronenberg. Même Sans identité (un savant dépossédé de son identité et de sa mémoire pris dans une machination) tire son argument de Coulez mes larmes, dit le policier.

Les séries télévisées ne sont pas en reste. Qu’on se souvienne du glissement progressif des certitudes affectant les personnages de Lost, de Locke qui bute sur son propre cadavre, de Hurley comprenant que le décor de l’île est une hallucination vécue dans sa chambre de l’hôpital psychiatrique…

Même la France, patrie du cartésianisme, s’y met. A commencer par Emmanuel Carrère. Ce spécialiste de Dick auquel il a consacré une biographie (Je suis vivant et vous êtes morts), met en scène dans La Moustache un moustachu qui se rase. Ce geste anodin provoque la désagrégation de son univers. Plus étonnant: Jean-Philippe investit un plan de réalité dans lequel Johnny Hallyday, trésor national, n’a pas connu la gloire.

Observant que les auteurs de films comme Matrix ou The Truman Show ne font pas référence à Dick, Emmanuel Carrère écrit dans la préface du Tome I des Nouvelles (Denoël/Lunes d’Encre): «On peut dire que nous vivons maintenant dans le monde de Dick, cette réalité virtuelle qui a été un jour une fiction, l’invention d’une espèce de gnostique sauvage, et qui est maintenant le réel, le seul réel. C’est lui qui a gagné, dans un sens; c’est lui qui, comme Palmer Eldritch dans Le Dieu venu du Centaure, nous a tous avalés. Nous sommes dans ses livres et ses livres n’ont plus d’auteur.»

On peut avancer une autre hypothèse: peut-être que le 2 mars 1982, ce n’est pas Philip K. Dick qui est mort, mais l’ensemble de l’humanité. Resté seul sous l’obscure clarté tombée d’Alpha du Centaure, le zappeur de mondes n’a cessé de nous rêver tous. Il commence à se faire vieux...

,

Philip K. Dick

«Exégèse»

«Oui, nous sommes endormis & nous devons nous éveiller& voir à travers(par-delà) le rêve»