Genre: Romans
Qui ? Philip Roth
Titre: L’Amérique de Philip Roth(Le Complot contre l’Amérique, J’ai épousé un communiste, Pastorale américaine, La Tache)
Trad. de l’américain par Josée Kamoun
Chez qui ? Gallimard, coll. Quarto, 1145 p.

Chassez Philip Roth par la porte, il reviendra par la fenêtre! Après avoir annoncé – en novembre 2012 – qu’il prenait définitivement congé de la littérature, l’auteur de Portnoy et son complexe est déjà de retour avec un épais volume de la collection Quarto – titre: L’Amérique de Philip Roth – où sont rassemblés quatre romans traduits chez Gallimard entre 1999 et 2006: placés bout à bout, ils nous permettent de revisiter un demi-siècle d’Histoire, en un long travelling allant de l’avant-guerre aux années 1980, de la présidence de Roosevelt à la tyrannie du Politiquement Correct en passant par le traumatisme vietnamien des sixties. D’une époque à l’autre, sans jamais cesser d’entremêler l’intime et le collectif, c’est le grand corps de l’Amérique que Roth autopsie, depuis son observatoire favori: Newark, cette cité du New Jersey qui est à ses yeux le miroir de toute une nation, comme Styron l’a fait avec la Virginie, Faulkner avec le Mississippi, Bellow avec Chicago ou Updike avec la Pennsylvanie.

Le premier volet de la fresque, Le Complot contre l’Amérique, «est présidé par la peur», celle d’un narrateur qui est le sosie de Roth et qui, après avoir consigné ses souvenirs dans une famille juive de Newark, émet une hypothèse dramatique, une sorte de scénario catastrophe: il imagine que Roosevelt perd son troisième mandat en 1940 et il lui invente un adversaire fictif, l’aviateur Charles Lindbergh, qui triomphe aux élections présidentielles cette année-là, au terme d’une campagne violemment antisémite – et centrée sur le refus de s’engager dans le conflit qui ravage l’Europe. A peine arrivé au pouvoir, Lindbergh signe un traité d’amitié avec l’Allemagne nazie, invite Von Ribbentrop à la Maison-Blanche et met la communauté juive au ban de la société américaine… Sur ce récit de politique-fiction – mais nourri des discours xénophobes de l’aviateur, bien réels, eux –, Roth projette toutes les inquiétudes des années d’avant-guerre, en décrivant très minutieusement la sournoise montée de l’antisémitisme dans un pays encore hanté par la Grande Dépression, en proie à la tentation fasciste et au repli nationaliste.

La décennie suivante, Roth la remet en scène dans J’ai épousé un communiste, où il resserre sa focale sur l’une des pages les plus sombres de la mémoire américaine: le maccarthysme. Né dans les quartiers pouilleux de Newark, ancien terrassier myope et autodidacte, Ira Ringold – le héros du roman – est une sorte de Robespierre yankee, grisé par la lutte des classes. Sous les bûchers où l’Amérique immole ses sorcières, ce marxiste pur et dur doit s’avancer masqué, même auprès de ses amis. Quant à son épouse Eve – ex-starlette du muet et coqueluche du show-biz –, c’est elle qui finira par le trahir lâchement, en publiant un livre racoleur où elle déballe tous ses secrets… La suite? Un jeu de massacre conjugal, pendant que les listes noires circulent à travers le pays et que la peur des Rouges atteint son apogée. Cette paranoïa collective, Roth l’observe en entomologiste et, même si son récit traîne en longueur, il y montre comment les Etats-Unis se sont enlisés dans la Guerre froide, jusqu’à l’hystérie.

Acte trois, cette Pastorale américaine où défilent les années 1960-1970, du conflit vietnamien aux émeutes raciales, de la guérilla urbaine à la contestation étudiante. Au cœur du roman, Nathan Zuckerman – l’un des personnages fétiches de Roth – et son ami Seymour Levov, petit-fils d’immigrés juifs devenu un Américain pur jus. Les deux hommes se sont connus au lycée de Newark et ils se retrouvent quarante ans plus tard pour évoquer les souvenirs du quartier feutré où ils ont grandi, un éden désormais transformé en jungle mafieuse, avec ses trafics de drogue et ses vendettas, comme si la tendre «pastorale» avait viré à la tragédie… Une tragédie doublée d’un drame familial épouvantable: Seymour Levov, le bon bourgeois apparemment tranquille, porte au cœur une effroyable blessure. A cause de sa fille, la timide et bégayante Merry, une poseuse de bombes passée dans le camp du terrorisme lorsque les Etats-Unis s’embourbèrent dans le marigot vietnamien. Aux déchirures intimes de Seymour Levov, Roth ajoute les convulsions d’une époque livrée à la violence aveugle: roman de l’amertume d’un père, Pastorale américaine est aussi la peinture d’une désillusion collective, le sombre requiem d’une nation chassée du paradis et incapable de se guérir du poison que la guerre du Vietnam a instillé dans ses veines.

Reste La Tache, l’un des meilleurs – et des plus sulfureux – romans de Roth, qui fustige les nouveaux puritanismes et les impostures de la décennie Reagan: le Politiquement Correct, la pudibonderie déguisée en éthique, le triomphe de la bien-pensance, le bluff libertaire, la dictature communautariste, la sournoise résurgence des tabous sexuels. Autant de registres rassemblés dans une comédie de plus en plus noire qui, sur fond d’affaire Lewinsky, met en scène un de ces misanthropes voltairiens que Roth affectionne: le vieux Coleman Silk, un professeur en disgrâce qui est accusé d’avoir tenu des propos racistes devant ses étudiants et qui s’est escrimé à changer de couleur de peau pour effacer la «tache» de ses origines, avant d’avoir une liaison scandaleuse avec une jeune femme à la dérive. Jusqu’à la tragédie finale, où Roth glisse une petite phrase qui résume toute son œuvre: «Le cœur des ténèbres humaines est inexplicable.»

Ces quatre romans sont autant de chroniques d’une Amérique orpheline de ses utopies, de ses illusions et de ses certitudes. Avec, chaque fois, des personnages dont les idéaux se brisent. Rattrapés par leurs démons intimes ou par les fantômes qui poussent leur patrie vers de nouvelles impasses, ils essaient de lutter contre les vents hostiles avec, pour seule arme, une ironie dévastatrice. Elle donne toute sa cohérence – et son sens le plus profond – à cette tétralogie visionnaire, sorte de testament où Roth règle ses comptes avec l’Histoire de son pays.

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Philip Roth

Entretien au «Nouvel Observateur» (1990)

«La réalité en Amérique va terriblement vite. Nous sommes toujours en retard sur elle. C’est incroyable, dans ce pays, rien ne s’arrête. Le métier d’écrivain exige que l’on s’intéresse à ce mouvement continuel du réel»