Livres
Depuis la fin des années 1950, l’enfant de Newark bouscule tabous et tartuferies de la société américaine. La Pléiade accueille ces petites bombes littéraires qu’il se plaît à lancer comme «La Plainte de Portnoy»

Rebelle en tout. Luciférien les jours pairs, sulfureux les jours impairs. Installé depuis six décennies aux commandes d’une œuvre décapante, truculente, iconoclaste, réfractaire aux dogmes et aux tabous, aux tartuferies et aux impostures de la comédie sociale. Pour toutes ces raisons, si dérangeantes soient-elles, Philip Roth est devenu un monument outre-Atlantique et bien au-delà, même si les jurés du Nobel continuent à le bouder. Et il y a aussi cette fantaisie carnavalesque qui mène le bal d’un roman à l’autre, pour maintenir le tragique à bonne distance. Et pour «capter l’esprit de son temps, débusquer l’insolite lové au cœur du quotidien, pénétrer l’âme des êtres et des choses, en mettre à nu les paradoxes ou les risibles absurdités», comme l’écrit Paule Lévy dans la préface de cette Pléiade qui installe enfin Roth au panthéon, sans pour autant le momifier sur papier bible.
Désirs débridés
Au programme du premier tome, les cinq livres publiés entre 1959 et 1977 par l’enfant de Newark, New Jersey. Comme une première vague, sous un double signe: les séismes sociaux de ces deux décennies et leurs répercussions sur la sphère familiale. Avec des personnages déchirés entre les oukases de leur milieu – juif, le plus souvent – et leurs désirs débridés de fracasser les interdits de tout poil, que Roth déboulonne en disciple – revendiqué – de Diogène.
A cette époque, il vient de terminer une maîtrise de lettres et il s’est engagé dans l’US Army. Blessé à la colonne vertébrale, il est alors chargé de cours à l’Université de Chicago, où il rencontre son mentor en matière d’ironie, Saul Bellow, avant de s’installer dans un modeste studio de Manhattan. Nous sommes en 1959, une année faste pour celui qui vient de se marier et de se frotter au monde de l’édition en publiant les six brillantissimes nouvelles de Goodbye, Columbus.
Dans mes premiers livres, j’essayais de savoir quel genre d’écrivain j’étais. A cette époque, je n’étais évidemment pas conscient de ce que je faisais, mais c’était bien ça qui me guidait… Quel est mon point fort? Qu’est-ce qui me pousse à écrire?
«La première fois que je vis Brenda, elle me demanda de tenir ses lunettes», écrit Roth en guise d’incipit. Comme s’il voulait déjà dérouter son lecteur en lui assénant la plus triviale des visions. Au centre de ces récits, la petite bourgeoisie juive coincée entre ses traditions étouffantes, ses bigoteries et ses désirs d’émancipation sociale, dans cet observatoire redoutable qu’est Newark – berceau de l’œuvre de Roth, comme le Mississippi de Faulkner.
Quant aux personnages de ces contes cruels, des êtres incultes, bornés, cupides, ils ne trouvent pas de rémission sous la plume incendiaire de Roth qui, pour son premier tour de piste, passe déjà pour le grand méchant loup des lettres américaines. Résultat des courses: alors que le recueil décroche le National Book Award, les rabbins se déchaînent dans leurs sermons contre celui qu’ils accusent d’être «un juif plein de haine de soi»…
Ivre de luxure
Sa seconde grenade, Roth va la dégoupiller dix ans plus tard, en 1969, avec La Plainte de Portnoy, précédemment traduit sous un autre titre – Portnoy et son complexe. Présentation de Roth: «Il s’agit du monologue psychanalytique d’un jeune célibataire juif, ivre de luxure.» Et l’on pourrait ajouter: ce brûlot est une autopsie ubuesque des névroses masturbatoires d’un garçon en mal de mère, recyclé chez Woody Allen. Alexander Portnoy, le narrateur, est un antéchrist lâché dans l’Amérique pudibonde. Son évangile, il va le chercher dans les alcôves sadiennes et dans les officines nietzschéennes. Sa devise? «Il faut être mauvais et y prendre plaisir», dit-il à une mère aux abois.
Triste observateur d’un monde privé de transcendance, Portnoy deviendra l’incarnation de toutes les outrances, même si ses provocations, en matière d’érotisme, restent joyeusement rabelaisiennes – tout le contraire du tsunami trash qui se profile à l’horizon. Et si ces confessions impudiques vont propulser Roth à la une des ventes, la foudre ne tardera pas à le frapper de nouveau avec une violence inouïe. Traité de «chien galeux» et de «bite ambulante» par la communauté juive, il devra quitter Manhattan et se réfugier à la campagne.
Blondes, brunes ou rousses
Après avoir signé ce pacte avec le diable, Roth ne pourra plus jamais renoncer à la littérature. Grâce à ce roman, il a trouvé sa voix. Comme s’il avait fondé une nouvelle école littéraire à usage intime qui, dorénavant, l’obligera à explorer toutes les pistes défrichées dans La Plainte de Portnoy. Et il explique: «Je sais que cette hostilité contre moi a été ma chance, que cet antagonisme m’a permis de devenir l’écrivain le plus solide qu’il m’était possible d’être. En fait, l’antagonisme de mes détracteurs juifs m’a poussé à être un écrivain juif.»
Dans les années 1960, si sûr de son talent et de sa vocation soit-il, Roth semble pourtant tâtonner. On a l’impression qu’il ne parvient pas à se libérer du registre intimiste, même lorsqu’il s’aventure sur les sentiers de la fable kafkaïenne pour mettre en scène l’ineffable David Kepesh, ce professeur de littérature qui, dans Le Sein (1972), sera métamorphosé en une gigantesque glande mammaire, théâtre de tous les fantasmes imaginables. David Kepesh, on le retrouvera cinq ans plus tard dans Professeur de désir. «Grisé de sexe et de texte», il cherche dans les livres les clés de ses problèmes et, comme Byron, il prétend qu’il faut «être studieux le jour et licencieux la nuit». Mais les femmes – blondes, brunes ou rousses – semblent rester un mirage pour ce Juif désemparé, obsédé par la question de la judéité…
Dernier bivouac proposé par cette Pléiade, Ma Vie d’homme (1974), où un écrivain à succès, en proie au mal de vivre, invente un certain Nathan Zuckerman, que l’on croisera tout au long de l’œuvre future de Roth. Il sera tout à la fois son alter ego, son porte-parole, son travesti littéraire – et un éternel dissident, aux prises avec une Amérique qu’il exècre. Mais il faudra attendre la prochaine Pléiade pour que Nathan Zuckerman fasse ses multiples tours de piste, sur un théâtre qui ressemble à un jeu de massacre.
Philip Roth, «Romans et nouvelles, 1959-1977», trad. de l’anglais par Céline Zins, Henri Robillot et Georges Magnane, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1280 p.