Philippe Jaccottet continue de nous questionner
Poésie
Le poète romand, entré de son vivant dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade, aura 95 ans à la fin du mois. En dépit des aléas du grand âge, il a encore quelques projets

«Philippe Jaccottet n’a pas renoncé à la poésie», explique José-Flore Tappy, poétesse et proche de l’écrivain, dont elle a dirigé l’édition des œuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade. Le Vaudois lui a confié récemment l’édition de sa correspondance avec l’écrivain valaisan Maurice Chappaz et la tâche de rassembler les textes qu’il a écrits sur plusieurs peintres. Parmi eux, Jean-Claude Hesselbarth et Jean-Jacques Gut, sa femme Anne-Marie Jaccottet ou encore Gérard de Palézieux. Une publication est prévue pour l’automne.
Tout le monde ou presque connaît le nom de Philippe Jaccottet sans même avoir lu son œuvre. Le poète marque les esprits quand Airs paraît en 1967 chez Gallimard. «Ce recueil a eu l’effet d’une révélation, c’est là que le déclic avec le public a eu lieu», explique José-Flore Tappy.
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L’auteur a répondu à une attente après la guerre, quand tout était à reconstruire. Pour les écrivains et les poètes, cela n’a pas été simple de reprendre la plume. Comment peut-on continuer à écrire? Qu’est-ce que l’on peut dire? Jaccottet comme tant d’autres s’est posé ces questions. «Face au pire, Jaccottet a toujours réussi à sauver quelque chose de pur, d’intact, dans les toutes petites choses, s’attachant à rappeler inlassablement les signes d’une présence lumineuse que la violence du monde n’a pas altérée.»
Son regard a touché la génération née dans les années 1950. «Nous le lisions, gymnasiens, en même temps que nous écoutions Bob Dylan. C’était pour nous révolutionnaire, au même titre. Ses poèmes parlent d’espace, on allait dehors, on quittait la bourgeoisie, la lourdeur du conformisme, les pesanteurs de la vie sociale, pour découvrir par sa poésie ou la musique quelque chose d’infiniment plus libre et confiant. Son écriture était pleine de transparence et d’adhésion aux instants de lumière: on en avait besoin.»
Place à l’hésitation
De nombreux poètes en France sont épris de Jaccottet. «Nous lisions aussi beaucoup René Char, mais sa voix avait quelque chose d’impérieux, de péremptoire, qui parlait haut et fort. Jaccottet, c’est tout le contraire: il laisse de la place à l’hésitation, à la maladresse, au balbutiement, poursuit José-Flore Tappy. C’était une découverte d’entendre un poète parler «d’en bas». Cela a beaucoup marqué ma génération, nous avions 16 ans dans les années 1970. Il nous parlait de nous-mêmes.»
Rapprocher sa prose poétique du haïku japonais relève par contre du cliché – «privilégiant le dialogue, interrogative, pleine de doutes, son écriture témoigne d’un débat intérieur». Qui l’a entendu lire ses textes à haute voix est frappé par sa scansion solennelle, austère, presque tragique. Cette gravité surprend face à la clarté des images que sa poésie fait émerger dans l’esprit du lecteur, pourtant elle est bien au cœur de sa poésie.
Preuve que le propos de Jaccottet continue de résonner au loin, le Bol du pèlerin vient d’être traduit en chinois. Tiré à plus de 8000 exemplaires, le livre est sorti pour accompagner une grande exposition justement consacrée au peintre italien Giorgio Morandi, prévue à Pékin en fin d’année. L’œuvre du Vaudois, traduite dans une vingtaine de langues, l’a été entièrement en allemand aux éditions Hanser à Munich, avec une dernière parution en 2018. Elle l’est aussi abondamment en italien grâce au Tessinois Fabio Pusterla, qui a signé la préface dans la Pléiade.
Un spectacle de Michel Voïta
Récemment traduite aussi en serbe, en slovène, en russe, en géorgien, en japonais, elle connaît une troisième traduction en grec qui paraît prochainement à Athènes. Sortira également cet automne un ouvrage signé par le Français Fabien Vasseur aux Editions du Savoir suisse. Et son actualité ne s’arrête pas là. Le comédien Michel Voïta prépare un spectacle en solo consacré à Jaccottet dans la lignée des Dire (Dire Combray, Dire Noces de Camus). Le spectacle, intitulé Pourquoi donc y a-t-il des fleurs?, sera créé et joué à l’Oriental à Vevey le 2 décembre avant de tourner en Suisse romande.
Sur José-Flore Tappy: La force de la fragilité
Philippe Jaccottet, né à Moudon en 1925, est également considéré comme l’un des plus grands poètes et traducteurs de langue française contemporains. On lui doit des traductions de textes en allemand, espagnol, russe, italien, tchèque, japonais, et même de grec ancien. Parmi ceux qu’il a traduits, on peut citer Homère, Rainer Maria Rilke, Hölderlin, Musil, Thomas Mann, Ingeborg Bachmann, Góngora, Mandelstam, Tsvetaeva, Ungaretti et Leopardi. Il a reçu de nombreuses distinctions, dont le Grand Prix Schiller en 2010, et un nombre considérable d’essais ont été consacrés à son œuvre. Ses archives sont déposées à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne.