Livre
Victime de l’attentat contre «Charlie Hebdo», l’écrivain et journaliste français publie «Le Lambeau», récit bouleversant et lumineux d’une reconstruction, escortée par Bach, Kafka et Proust

Sauvé par Bach, Marcel Proust et ce diable de batteur qu’était Elvin Jones. La grandeur du Lambeau pourrait tenir à cette démonstration. Ce serait réducteur, tant ce livre pénètre avec cran les marécages de notre humanité; tant il émeut par sa hauteur de vue; tant il fascine par sa rigueur clinique, mais disons que c’est un début. Journaliste et critique de littérature inspirant au journal Libération, chroniqueur à Charlie Hebdo, Philippe Lançon était en retard le mercredi 7 janvier 2015. La veille, il avait vu La nuit des rois de Shakespeare, l’histoire de Viola et de Sébastien, jumeaux séparés par un naufrage. Il avait été touché et il voulait consacrer une critique au spectacle.
«Charlie Hebdo», ce théâtre gaulois
Dans l’air de cet hiver, le tumulte des polémiques. Michel Houellebecq venait de publier Soumission, où il projette l’arrivée à l’Elysée d’un président musulman. Les radios, les sites, les journaux grenouillaient. Philippe Lançon lui-même avait consacré un article fouillé et favorable au roman. Ce matin donc, il glisse son mètre 76, poids jockey, dans son caban, enfourche sa bicyclette et file, tarabusté par cette question: passer ou pas à Charlie Hebdo. C’est jour de conférence de rédaction, une séance à la théâtralité gauloise.
Le livre qui sauve
Comment résister? L’arène est animée, le dessinateur Tignous s’emporte contre ces bonimenteurs qui ne font rien pour les enfants perdus de la République, Georges Wolinski, beau comme Casanova, dessine une demoiselle de rêve. C’est là qu’un livre va sauver Philippe Lançon. Avant de repartir pour Libé, il veut montrer à Cabu, ce fou de jazz, Blue Note, où figure une photo magistrale d’Elvin Jones. A ce moment-là, les frères Kouachi sont déjà dans l’immeuble et ils tirent sur tout ce qui se pointe. Philippe Lançon s’attarde pour commenter cette image: ce caprice de la passion lui épargne un face-à-face fatal.
Au ras des blessures
Dans le couloir soudain, un bruit de pétard. La porte s’ouvre: «Allah akbar» rythme le massacre. Scène de farce et d’horreur à la Tarantino, suggère Lançon lui-même grièvement touché à la mâchoire. Devant lui, ses amis gisants, la cervelle de l’économiste Bernard Maris. Cette histoire-là, Philippe Lançon la raconte comme aucun autre, au ras des plaies, blessures mortifères à l’être autant qu’au corps. Il se ressaisit de ces quelques minutes où un siphon engloutit tout, l’esprit d’une bande, un idéal de civilisation, le génie de l’insolence, le sujet Lançon.
Des mots sur un trou noir
Se ressaisir de soi, d’une apocalypse, de la vie qui suit et qui efface tout, le passé et la perspective d’un avenir: tel est le projet du Lambeau. Philippe Lançon met des mots pour circonscrire un trou noir, ce trou au menton qu’une greffe du péroné comblera après des mois d’allers-retours entre la chambre et le bloc; ce trou dans le cosmos de la mémoire. Le lambeau, c’est, en langage chirurgical, cette peau qui recouvre la faille et la distingue.
Le temps interrompu
Les mots du revenant Lançon opèrent de même: ils prolongent la prouesse des médecins, ils font étincelle comme le briquet dans l’oubliette qui menace le patient, cette rupture ontologique avec lui-même. «J’écris pour me souvenir de cela aussi, de tout ce que j’ai failli oublier, de tout ce que j’ai perdu, en sachant que je l’ai tout de même oublié ou perdu.»
La «Chaconne» de Bach
Dans sa chambre de la Salpêtrière, condamné au silence par une mâchoire qui n’en est plus une, l’écrivain est entre de bonnes mains, celles de Chloé la chirurgienne, merveilleuse obstinée, celles de son équipe, des âmes fortes. Devant sa porte, deux policiers armés. Au cœur du cocon, le rescapé affronte des araignées malignes: il suffirait de si peu pour s’abandonner aux abysses. Le relèvent alors la Chaconne de Bach jouée au pied du lit par un ami, les lettres de Kafka à Milena, la scène de la mort de la grand-mère dans A la recherche du temps perdu, passage qu’il lit et relit sous le drap quand on le conduit au bloc.
Les artistes, ces porte-flambeaux
L’art ne répare rien, mais escorte jusque dans les enfers, souffle Lançon. Il transforme l’inconnu qui est son bain amniotique en pays de reconnaissance. Il est la vie transfigurée, celle qui rend possible le pas de côté, le détachement de soi, l’ironie, qui fait barrage à la dissolution de l’être.
Velázquez, première renaissance
Le 20 mars 2015, Philippe Lançon connaît une première renaissance. Entouré de ses policiers, il découvre l’exposition Velázquez au Grand Palais, Velázquez que cet amoureux de Madrid et de La Havane vénère. Les lecteurs de Libération se souviennent de son article, annoncé en première page un lundi. Dans Le lambeau, il écrit ceci: «Plus j’avançais, plus les portraits me donnaient vie, soit parce que je les avais déjà vus, soit parce que j’avais rêvé de les voir, soit parce que j’allais un jour les revoir, et parce qu’ainsi le temps et ma souffrance seraient abolis.»
Le cercle des aimants
Admis à l’hôpital des Invalides, en convalescence à l’ombre de Napoléon, il est inscrit sous le nom de Monsieur Tarbes – une mesure de sécurité exige une identité d’emprunt. Ce nom a été choisi par son frère, Arnaud. Le lambeau parle aussi de cela, d’un don qui est celui de la présence, le don du frère, du père, digne comme un hidalgo du Greco, de la mère, de Marilyn, l’ancienne épouse qui lui offre l’odeur du café, de la femme aimée Gabriela, danseuse déchirée entre New York et Paris, de la jeune Ophélie croisée dans les couloirs des Invalides.
Aux enfers, le don de l’amour
Tous ces êtres composent un cordon sanitaire, appelons cette trame l’amour. Ils contribuent à ramener le fracassé vers le rivage, alors que l’anémone des mers menace de l’absorber. Car comment ne pas glisser vers le néant quand le corps fuit pendant des semaines sous les pansements, quand votre visage n’est plus que la métaphore d’une folie?
L’écriture au travail
Le lambeau pourrait être le capital d’une douleur. Il est le bastion d’une écriture au travail dans le secret d’abord de l’hôpital. Avec son ardoise Velleda, son stylo-feutre entre deux doigts, Philippe Lançon écrit au présent, dans l’instant, sur une planche branlante, cerné par des poulpes, comme dans un cauchemar d’Isidore Ducasse, ce poète originaire de Tarbes qu’il aime. Il converse ainsi, via sa tablette, avec ses visiteurs, lui, la pipelette condamnée au silence d’un trappiste.
Ces mots-là effacés aussitôt sont des petites coupures, la promesse d’une autre couture. Un certain Lançon est mort. Monsieur Tarbes prend sa place provisoirement, plus détaché, plus philosophe. Le lambeau est un flambeau: il salue le pays des compagnons perdus et permet d’en revenir, sans illusions, mais avec la clarté des presque noyés, celle des jumeaux de La nuit des rois qu’un naufrage a failli anéantir et qu’une île nouvelle remet en selle.
Philippe Lançon, «Le Lambeau», Gallimard, 510 pages