Philippe Rahmy: «Pour un écrivain, la forme naturelle de la protestation, c’est le roman»
Rencontre
Avec «Allegra», l’écrivain genevois signe un roman sur la fragilité des êtres et la fureur des temps

Ouvrir Allegra de Philippe Rahmy, c’est retrouver immédiatement le bonheur de cette plume qui sait ciseler les émotions, les ciels, la chair des villes. Philippe Rahmy avait déjà marqué par ses recueils de poèmes et son récit de voyage à Shanghaï, Béton armé. Et la poésie et le voyage puisaient à sa vie, à sa maladie douloureuse et handicapante, la maladie des os de verre. Il s’échappe du biographique avec Allegra, premier roman très réussi sur la dérive d’un trader de Londres, voyage entre veille et songe dans les fragilités d’un être qui voulait s’élever, plus haut, plus fort. Abel, c’est son nom, perd femme aimée et emploi de prestige en 48h. Il déambule dans Londres, hagard, dans un état de fièvre et de tension extrême tout en donnant le change au lecteur. Car Abel est le narrateur de sa propre descente aux enfers. Le lecteur comprend petit à petit que la réalité d’Abel n’est peut-être pas entièrement fiable. Ou si douloureuse qu’il ne peut que la travestir.
Philippe Rahmy floutte d’emblée le décor. Nous sommes à Londres mais en cet été 2012, veille des Jeux olympiques, une chaleur tropicale s’abat sur la ville. Abel et sa femme Lizzie vivent dans un beau duplex dans un immeuble pour «vieux nantis». Mais tout à côté, un zoo impose ses étranges mugissements, matin et soir. Les tracas des fauves emprisonnés parlent à Abel, le renvoient à ses cauchemars. Depuis la naissance de la petite Allegra, plus rien ne va dans le couple. Abel veut encore y croire. Il circule dans l’appartement dévasté par l’épuisement et les rancoeurs avec des gestes de cosmonaute. Lizzie dort. On devine l’impasse relationnelle. Tout l’appartement le hurle. Abel flotte et s’échappe pour un étrange rendez-vous.
C’est le début d’une déambulation mi-réelle mi-fantastique où toutes les coutures de la vie d’Abel sautent. Mis à la porte par sa femme, jeté à la rue par la banque qui l’emploie, il marche dans Londres. Philippe Rahmy excelle à décrire le carnaval d’un monde en crise, ses crissements, ses marges. Une manifestation d’Indignés avec des masques d’Anonymous. Des mosquées soupçonnées du pire. Par éclats, l’enfance d’Abel se mêle à la danse. Né en France de parents algériens. Français mais pas reconnu comme tel. Plus aucune attache avec l’Algérie ou l’islam. La rage de réussir. L’alcool comme béquille.
Londres est comme une onde d’énergie. La ville a porté Abel, elle le noie. Réfugié dans un hôtel pour migrants, il sombre. La folie est un thème majeur du livre. Formidable scène où Abel, hagard, se retrouve dans les studios de cinéma de Twickenham et tombe sur le réalisateur hongrois, bien réel, Bela Tarr, Ours d’argent à Berlin pour Cheval de Turin, inspiré de la démence de Nietches. Avec un arrière-goût d’irréalité et de mauvais rêve, Abel va se laisser piéger, un temps du moins, par le terrorisme.
Philippe Rahmy a mis sa prose poétique au service d’une histoire d’aujourd’hui. Une histoire d’identités douloureuses, de lutte sociale, de compétition acharnée. Une histoire de bruits et de fureur, de ville tentaculaire, de migrations. Comme un papier buvard, Allegra capte les néons d’hôtels, les tombées de jour sur les zones industrielles. Un morceau d’aujourd’hui.
Philippe Rahmy vit à Eustice, aux Etats-Unis, depuis huit mois. Depuis une Floride de l’intérieur des terres, «ployée et fumante sous une pluie battante», qui lui rappelle le Jura, il a répondu par mail à nos questions:
Le Temps: Ecrire un roman, c’est un projet ancien?
Philippe Rahmy: En dépit des peurs de notre époque, il subsiste, comme le disait le romancier Claude Simon, une obstinée protestation qui fait encore exister quelques-unes des valeurs les plus menacées aujourd’hui. Pour un écrivain, la forme naturelle de cette protestation est le roman, car le roman du moins tel qu’il m’intéresse, le roman populaire, réaliste, s’adresse à tout un chacun. Quant aux valeurs menacées de notre temps, nous les connaissons, elles nous constituent en tant qu’êtres humains. Elles sont un puissant antidote à la seule préservation de soi. La préservation de soi est légitime, mais elle doit s’accompagner de la reconnaissance d’autrui. «Allegra» est donc un projet ancien, alimenté par les convulsions de notre société, mais ce roman est aussi, avant tout, une manière d’affirmer qu’il existe une perspective. Pour la plupart d’entre nous, le sens de la vie ne se mesure pas à nos actions d’éclat, nous ne sommes pas des héros de fiction, mais à la manière dont nous parvenons à résister à la tentation de baisser les bras, ou, quand nous sommes poussés à bout, à la tentation du pire. Une tentation qui s’exprime, par exemple, très concrètement dans l’«initiative de mise en œuvre» de l’UDC, que j’appelle à refuser le 28 février 2016.
Quel a été le point de départ du livre?
Une nouvelle publiée par François Bon, il y a plusieurs années, qui s’intitulait «Loop Road» et qu’il est possible de lire sur mon site, www.rahmyfiction.net
Comment est né le personnage d’Abel?
Abel est un Rastignac contemporain: un ambitieux, un jeune loup aux dents longues, issu d’un milieu populaire, qui travaille d’arrache-pied pour s’élever dans la société. Comme Rastignac, Abel devient banquier. Mais contrairement au personnage de Balzac, Abel est un homme de notre temps. Son ascension sociale ne se fait plus, comme au 19e, sur fond de lutte des classes. Elle illustre le nivellement de la société livrée pieds et poings liés au capitalisme financier et le désarroi des individus, plus que jamais incapables de se défendre contre le pouvoir de l’argent. C’est pourquoi la chute d’Abel sera aussi brutale, lui qui avait touché du doigt la sphère des maîtres, des traders et des magnats de la finance.
Pourquoi faites-vous apparaître le réalisateur hongrois Bela Tarr et son film Le Cheval de Turin?
Le cheval est une figure récurrente du roman: cheval tirant des charges, cheval de labour, cheval dans la tempête, métaphore de l’homme assommé par le travail, mais aussi rendu fou par la vie qu’il endure. «Le Cheval de Turin» est un film d’une grande exigence et inventivité stylistiques, un film noir, tragique et infiniment tendre envers les êtres éprouvés par l’existence. Il n’est donc pas innocent que des scènes de ce film, que j’aime tant, apparaissent dans «Allegra».
Vous vivez depuis plusieurs mois aux Etats-Unis. Comment allez-vous là-bas?
Je suis depuis quatre mois dans le sud des USA pour écrire mon prochain livre. Mes contraintes physiques ne rendent pas la chose facile. Mais j’oublie tout ça, je fais avec, car je n’ai qu’un but, au bout du compte, un but invisible, caché dans l’écriture… Alors je creuse mon trou en écrivant, pour exhumer ce but. Je me fraie un accès plus large vers le monde, vers d’autres cultures et d’autres paysages que mon Jura natal, que je n’oublie jamais, et mes phrases sont ma pelle et ma pioche. Vous savez, j’aurais aimé être égyptologue, mener des fouilles dans la vallée des Rois, découvrir la tombe d’une reine. On ne se refait pas. Je cherche et je trouve désormais ma reine en Floride et je raconte son histoire, celle d’une femme indienne séminole passionnée d’astrophysique, dont le rêve est de travailler pour la NASA.
***Philippe Rahmy, Allegra, La Table Ronde, 188 p.