On connaît peu de choses de sa vie. Son père, un pasteur que l’on dit autoritaire et tyrannique, décède en 1920. Pierre-Louis Matthey dilapide alors son héritage en voyages et en fêtes: Londres, Paris, la Côte d’Azur, Tanger… Comme Charles-Albert Cingria, il devient un nomade sans le sou et mendie de quoi subsister auprès de quelques amis fidèles, tels l’éditeur Albert Mermoud ou le géologue Elie Gagnebin. A la fin des années trente, c’est au tour de la mère du poète de disparaître. Ce dernier s’installe à Genève, près d’une de ses deux sœurs. Finis les voyages, rendus impossibles par sa mauvaise santé (probable conséquence d’années d’excès) et son dénuement. Jamais Matthey ne gagnera sa vie. Il se consacrera à l’écriture et à des traductions de l’anglais (principalement Keats, Blake et Shakespeare, des traductions si personnelles qu’elles sont de libres réécritures). Inconnu en France, il est salué en Suisse par le Prix Rambert en 1947, par le Grand Prix Ramuz en 1954, ou par le Prix Schiller en 1968. Avant de tomber dans l’oubli.
Rapides, directs
A l’orée de l’œuvre, le recueil Seize à Vingt, publié en 1914, saisit par sa force. Il s’en dégage une urgence et une angoisse visqueuse. La vie de Matthey s’ouvre sur la mélancolie d’un automne mortifère. Le poète est comme son pauvre reflet, aperçu à la surface d’une rivière: un fantôme. Il est rongé par le désir des hommes: «Je suis né du vice qui me consume», écrit l’adolescent. Jusqu’à la rage: «Houle ma passion! Afflux quotidien/dont sonnent mes deux tempes! Dont retentit mon crâne!/ Toujours au même lieu monte assourdir mon âme/en lui criant dans les oreilles: «J’ai faim! J’ai faim!» Il ose, en 1914, parler du corps, d’érotisme et de volupté, comme dans le poème «Addolorata». Ses vers sont rapides et directs comme des coups: «J’éprouve au plus profond de moi/l’horreur d’être contagieux».
A l’extrême opposé, en 1955, l’œuvre se referme sur cette image, extraite du recueil Muse anniversaire: une chauve-souris clouée vivante sur le battant d’une porte, devant un groupe de curieux. C’est peut-être lui, le poète nocturne et secret, que la bêtise et la cruauté d’une «nuée» hilare écartèlent et crucifient. Tournons la page. Après cette ultime image saisissante, voici une «coda» qui montre Matthey sous son jour moins avenant d’esthète précieux: «Lyre des prouesses qui veillent/Enlève dans ton parc d’abeilles/Mon fantôme sevré d’accords,/ Et lui propose une litière/Au nonchaloir de montgolfière/Qui survole des corps à corps.» En quarante ans, le jeune auteur expressionniste et virulent est devenu un décorateur néoclassique. Elégante mais compassée, sa plume semble produire à vide des vers et des alexandrins.
Mausolée
Il est vrai que, pendant des décennies, Matthey n’a cessé de corriger ses poèmes déjà publiés, multipliant les références à la mythologie. Il a édifié son mausolée, comme le fait, dans les mêmes années, son contemporain Saint-John Perse. Ses Poésies complètes seront publiées sous sa direction, en 1968, grâce à Bertil Galland, aux Cahiers de la Renaissance vaudoise. Ce volume touffu a le mérite de lui assurer une visibilité dans les années 70, mais le dessert en donnant de sa poésie une image pesante. On la juge précieuse, contournée, datée… Jaccottet, qui l’admirait à ses débuts, n’est pas tendre.
Cinq volumes
Fallait-il, aujourd’hui, lui consacrer une édition critique en cinq volumes? Oui, résolument, car cette édition revient aux textes originaux, tels qu’ils ont paru pour la première fois, avant d’être retouchés. On doit cette redécouverte au géologue et peintre Philippe Thélin, 64 ans. Sur la terrasse de l’Hôtel Majestic, à Montreux, où il vit, il revient sur sa profonde admiration pour les vers de Matthey, découverts à l’adolescence. Lui, l’hétérosexuel aimant le football, comme ses camarades de l’époque, était sensible à la beauté de la langue ciselée de Matthey, à sa révolte contre la bien-pensance protestante. «Il a eu, dès le début, le choix des mots qui frappent, la brutalité des images et la perfection des vers. Il a la puissance du Claudel des Cinq Grandes Odes.» Dès 1990, Philippe Thélin alerte la Fondation Arts et Lettres, à Vevey, dont il est membre, sur la nécessité de financer une nouvelle édition. Il propose à Daniel Maggetti, directeur du Centre de recherches sur les lettres romandes, de lancer un chantier. Un volume est dirigé par José-Flore Tappy, trois par Marion Graf, le cinquième et dernier volume sera codirigé par les deux chercheuses.
Picturale, énigmatique
En quoi réside sa modernité? «Sa poésie est très picturale, avec une profusion de couleurs», explique la chercheuse et traductrice Marion Graf. «On retrouve, en la lisant, l’étrangeté que l’on peut ressentir devant une peinture abstraite. Il pourra toucher la sensibilité contemporaine par son côté théâtral. Pensez à l’engouement actuel pour l’opéra baroque. Il y a, chez Matthey, la même outrance.» La poétesse et chercheuse José-Flore Tappy, de son côté, n’adhère pas au terme «hermétique» qu’on a souvent accolé à l’écriture de Matthey. «Je pense plutôt qu’elle est énigmatique. Secrète, altière, elle se dérobe, Mais, à force, on finit par la comprendre. Ce qui m’a surprise, c’est son acrobatie formelle, incroyablement maîtrisée. Et quelque chose de cru, de violent, dans les images.» La sophistication des dernières années ne la refroidit pas. «Curieusement, elle a quelque chose de sauvage. De plus sauvage qu’une épure. Dans l’orfèvrerie de Matthey, on sent la primitivité de ses pulsions. Ce n’est pas antithétique.»
Les cinq volumes, tirés chacun à 500 exemplaires, peuvent s’acquérir en coffret, ou séparément, dans une édition brochée. Les livres de belle facture (n’étaient leurs couvertures, trop sages, pour le flamboyant Matthey on aurait souhaité quelque chose de plus contrasté) sont publiés par les Editions Empreintes, basées à Chavannes-près-Renens. Ils représentent 1140 pages de poésies et de traductions de l’anglais. Tout a été fait avec grand soin pour ne pas surcharger la lecture par des commentaires, des variantes, des notes et des renvois, et toucher ainsi un public plus large. «Je suis très fier, commente Alain Rochat, directeur des Editions Empreintes. C’est d’autant plus méritoire de republier cette œuvre qu’elle n’était plus lue. Nous la rendons à sa vigueur, à son audace.»
Nouveau chantier
La terre vaudoise est riche de grands poètes qui ont trouvé dans l’art la manière de sublimer leur homosexualité. Gustave Roud, Edmond-Henri Crisinel, Pierre-Louis Matthey… Il y a une cohérence troublante entre ces œuvres toutes nées de l’irrecevabilité d’un désir proscrit dans un milieu social protestant. Prochaine étape, dans cette patiente redécouverte, le Fonds national de la recherche étudie un projet de chantier pour les œuvres complètes de Gustave Roud, menées par le professeur Daniel Maggetti et par Claire Jaquier. S’il est accepté, il pourrait s’ouvrir en 2017.
Une vie de bohème
Fils de pasteur, Pierre-Louis Matthey naît à Nyon en 1893. En 1914 paraît son recueil de poèmes, Seize à Vingt, aux Cahiers vaudois, textes d’une grande liberté sensuelle.La même année, il part apprendre l’anglais à Londres, puis s’établit à Paris, où il vivra jusqu’en 1938. Il mène une vie de bohème et dilapide son héritage, voyageant en Afrique du Nord, en Italie, et sur la Côte d’Azur. En 1940, il revient, sans le sou, s’installer définitivement à Genève, rue Thalberg, puis rue des Pâquis, sur le même palier que sa sœur.
Marginal et solitaire, il poursuit la publication de son œuvre et traduit des textes de l’anglais, notamment La Tempête de Shakespeare. Une première anthologie de sa poésie paraît chez l’éditeur lausannois Mermod en 1943. Une seconde en 1968, aux Cahiers de la Renaissance vaudoise, ouvrage couronné par le Prix Schiller. Pierre-Louis Matthey meurt dans une grande précarité à Genève, en 1970.
Pierre-Louis Matthey, Poésies complètes, cinq volumes présentés et annotés par José-Flore Tappy et Marion Graf, Editions Empreintes, ****