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Pierrine Poget: «J’espère par l’écriture laisser sa noblesse à l’autre»

La poétesse genevoise s’est immergée au Caire durant un mois. L’occasion de se perdre et de se retrouver, au gré des déambulations dans cette mégalopole aux portes du désert. «Warda s’en va» retrace ce «vertige» avec sincérité et humour. Rencontre avec l’auteure dans un écrin de verdure

Pierrine Poget, le 1er septembre 2021. — © David Wagnières pour Le Temps
Pierrine Poget, le 1er septembre 2021. — © David Wagnières pour Le Temps

Elle a passé le mois de mai au Caire. De la capitale égyptienne, elle ne savait rien, ou presque, elle qui a grandi à Genève. Elle voulait arriver sans idée préconçue. Surtout que personne ne l’accueille, ni ne lui «vole» sa rencontre avec la ville: «J’aime voyager et déambuler seule, pour la liberté de contemplation que cela accorde, sans que personne me demande: qu’est-ce qu’on fait maintenant? C’est plus difficile, différent du moins, de rencontrer les choses en étant à plusieurs», explique Pierrine Poget à la buvette du parc La Grange, devant une gaufre au sucre. Elle débarquait dans la capitale égyptienne sans projet particulier, si ce n’est peut-être celui de se perdre, de se fondre dans cette ville-labyrinthe.

En Egypte, chaque soir, trois semaines durant, elle tient un journal de ses découvertes. Elle écrit dans ses carnets: «Devant nous s’étend Le Caire, instable, vivant et compliqué, remuant, pollué, odorant, formidablement persistant.» Et encore: «Les arbres sont couleur crocodile.»Là-bas, la Suisse n’existe plus. Personne ne lui parle dans sa langue. Elle écrit: «Ce qui reste ici de mon pays est mon corps».

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De retour à Genève, elle laisse le temps se déposer, puis deux ans plus tard reprend le «chantier» de ses carnets; relit, coupe, recoud les phrases, rédige de nouveaux passages. Voici aujourd’hui que parait Warda s’en va, Carnets du Caire, à La Baconnière. Il se joue dans ces pages quelque chose qui dépasse largement le récit de voyage. De ces carnets cairotes, Pierrine Poget tire une fable sur la vie. Elle raconte comment on cherche à s’inscrire dans un monde dont on ne sait pas grand-chose. Le monde, même celui que l’on croit familier, ne nous demeure-t-il pas, lui aussi, étranger? Par la déambulation, la poétesse fait l’expérience de son insuffisance, de son manque de compréhension. Elle écrit: «Je veux connaître de temps en temps le vertige de me souvenir que nous sommes suspendus dans le vide, seuls dans la nuit et le froid sidéral.»

La petite machine à fantasmes

Au Caire, il lui arrive toute sorte de choses, anecdotiques et romanesques, savoureuses − car Pierrine Poget a beaucoup d’humour. C’est beau, drôle, fulgurant parfois. Doux comme un thé sucré. Les plus belles pages sont habitées par une tension, une crainte: l’inconnu devient menaçant car on pourrait y disparaître, s’y dissoudre. Ne plus trouver le chemin du retour.La «Warda», du titre, c’est elle. «Warda» veut dire «rose» en arabe. C’est ainsi que l’appelle un jeune homme rencontré par hasard et qui propose de l’emmener aux pyramides. La visite des tombeaux immergés dans le sable est l’une des scènes les plus oniriques du livre (rappelant une fable de Borges).

Souvent, dans les rues, comme c’est la coutume en Afrique du Nord, des hommes l’abordent et offrent de la guider. Elle devient captive de leur amabilité. On lui fait parfois payer ces visites guidées qui s’éternisent par des «additions colossales». Mais on lui sert aussi du thé. Des conversations, même par bribes, et de vraies rencontres ont lieu. L’espace public appartient aux hommes et les contacts avec les femmes sont rares: des mendiantes, une serveuse, une famille venue d’Alexandrie…

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Désorientée, incapable de s’exprimer, l’écrivaine a peur parfois. La petite machine à fantasmes se met en route: la voiture dans laquelle on l’emmène ne semble pas prendre la direction de l’appartement où elle loge, déjà elle se voit enlevée et vendue dans une caravane. Plus tard, lorsqu’on la dépose au bas de son immeuble, elle se repent de ses appréhensions. Dans le dédale des rues, dans leur chaos, perdue, harassée, c’est elle-même qu’elle finit toujours par rencontrer. Du moins, ce qu’elle aime le moins en elle: «La méfiance, l’ignorance, un manque de spontanéité, d’humour, une difficulté à rencontrer les gens avec légèreté.»

L’empreinte des odeurs

Pierrine Poget essaie de comparer Le Caire avec ce qu’elle connaît. De retrouver, dans les visages inconnus «les traits d’un être aimé et absent». Cela ne marche pas. Alors elle interroge l’écart. «Je n’ai pas réussi à pénétrer Le Caire, je n’ai pas compris grand-chose», commente-t-elle aujourd’hui. «Il aurait fallu y passer quarante-cinq ans, pas trois semaines!» A l’université, on lui a appris à ne s’exprimer sur un sujet qu’après l’avoir étudié. Au Caire, que vaut sa parole? A-t-on le droit de parler si on ne sait rien? «Je ne pouvais pas assigner un sens à ce que je voyais», explique l’auteure. «Mon grand espoir, c’est qu’il soit possible d’avoir une connaissance, une appréhension respectueuse des choses, même sans les connaître. On ne doit pas se préparer à vivre, se préparer au réel. On a le droit de parler sans être expert. J’espère par l’écriture laisser sa noblesse à l’autre.»

Le Caire, c’est pour elle une odeur de chameau qui s’est attachée à ses doigts, après la visite des tombeaux, dans le désert. Quelle serait l’odeur de Genève? «L’odeur des tilleuls et des jardins. Celle du lac.»

Fondations (Editions Empreintes, 2017) lui avait valu le Prix Ramuz de poésie en 2016 (lequel, depuis 1983, a notamment révélé José-Flore Tappy, Sylviane Dupuis, Claire Genoux, ou encore Mary-Laure Zoss). Fondations marquait l’émergence d’une voix. Le recueil raconte une enfance suspendue, une cour de ferme, une sœur recluse et malade, qui ne se relève plus, et dont il est écrit: «Personne ne connaîtra son visage de femme.» Ces pages disent l’enfance, période indécise, floue, et ce qu’il en reste en nous plus tard. Deux autres recueils de sa plume avaient paru précédemment: C’était le mois de taille (Editions des Sables, 2013), et Ils étaient six ou sept, nés d’octobre (Samizdat, 2015). Sans oublier des publications en revue et dans des ouvrages collectifs.

Villes arpentées ou rêvées

Universitaire, passionnée de cinéma italien (Antonioni) et de peinture du Moyen Age, Pierrine Poget travaille actuellement à un nouveau texte sur Corot, La Barque et le Cavalier, dont la prestigieuse revue Po&sie (fondée en 1977 par Michel Deguy) a publié un extrait l’an passé.Qu’est-ce qui la touche, chez Corot? «Son rapport au temps et à la présence humaine, petite et défectueuse, parfois comme égarée dans des paysages immenses.»

Nous traversons le parc La Grange, sortons par une petite porte, et nous retrouvons dans un autre quartier, comme par magie. Nous sommes près de chez elle. Dans l’appartement plein de vie, son mari cuisine. Les enfants sont au salon. L’un d’entre eux a très envie de nous raconter La Belle et le Clochard, la scène avec les deux chats siamois. Par la fenêtre, un cèdre et un séquoia. Sur la terrasse, un figuier; un rameau rapporté d’Italie, dans une bouteille, a développé des racines. Il est devenu grand, ses fruits mûrissent patiemment.

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Dans tous ses textes, Pierrine Poget revient aux mêmes questions, avec la même exigence: qu’est-ce qui reste vivant, du passé, dans notre mémoire? Comment rendre compte des choses sans les trahir? Comment diminuer la distance qui nous sépare d’autrui, sans la nier?Et tant pis si la mémoire ment. «Il se formera une mémoire plus mensongère, c’est-à-dire aussi plus intime, plus vive, sensible à de nouvelles possibilités de vie immédiate», lit-on dans Warda s’en va. De combien de villes inconnues, arpentées ou rêvées, notre corps garde-t-il la mémoire vive?

Le 25 septembre, Pierrine Poget sera à 10 heures à Payot Genève Rive Gauche, pour une rencontre, puis à 15h30 au château de Voltaire, à Ferney-Voltaire, pour la table ronde «Que peut le poème» avec Sylviane Dupuis, modérée par Isabelle Rüf.

Pierrine PogetWarda s’en vaCarnets du CaireLa Baconnière, 114 pages.