Genre: Philosophie Qui ? Roger-Pol Droit Titre: Si je n’avais plus qu’une heure à vivre Chez qui ? Odile Jacob, 104 p.
Les expériences de pensée sont chose courante en philosophie: on fait comme si, pour voir ce que ça donne, juste pour essayer… Cela permet d’ébranler nos certitudes, de réaffirmer des évidences, ou de repenser le monde. On peut ainsi construire une Cité idéale comme Platon, ou imaginer qu’un hippopotame passe maintenant dans la salle à manger. Roger-Pol Droit, lui, a imaginé qu’il n’avait plus qu’une heure à vivre, et pas une minute de plus: «Imaginer que je vais mourir dans une heure, une heure et pas plus, comme chante Aznavour, c’est donc bien un jeu, une histoire que je forge, une fiction, un dispositif de pensée, une sorte de praticable pour s’exercer à réfléchir.»
Situation d’urgence, donc, qui interdit la dissertation, le traité, la palabre. Il faut aller à l’essentiel, et vite. Condenser ses pensées, et se dépêcher de les dire. Celui qui, dans les colonnes du Monde entre autres, a passé beaucoup de temps à répercuter les pensées des autres doit maintenant tirer son propre vin. D’ailleurs, la curiosité nous pique: celui qui a écrit tant d’articles, qui a lu tant de livres d’ici et d’Orient, celui qui a tant discouru – celui-là, que va-t-il nous dire d’essentiel à propos de cette heure ultime qui nous attend tous? Lorsque tout le savoir s’est décanté, que reste-t-il?
Il reste quelques convictions rustiques, égrenées au fil des pages qu’il faut, comme il se doit, une heure environ pour lire. Sur la vie, qui est comme un désir inoxydable: «Sans la ténacité et la rage de cet appétit originaire, chacun en finirait avec la vie au premier bobo, au moindre chagrin.» Sur la haine, cette mal-aimée, alors que pourtant «les jouissances de la destruction font partie, elles aussi, de nos fibres, habitent notre être le plus intime, nous aurions grand tort de ne pas le reconnaître». Sur la vie encore, qui est comme un battement, «oui, une courte suite entre deux lacunes, un truc qui vient toujours après et toujours avant, battement entre néant et néant». Sur l’écriture, sur l’obsession de comprendre, sur l’amour, sur le corps, sur les intellectuels, sur la folie, sur la mort…
Au terme de ce slalom véloce, qui parfois n’évite pas le poncif (sur la technique, par exemple) ou le cabotinage («il ne me resterait pas le temps de rédiger ma nécrologie, ce que je regrette, car je n’ai pas confiance dans les journaux»), une certaine sagesse se dégage, une sagesse d’approbation à la vie teintée de sensualisme anti-intellectualiste: «Savoir comment vivre, la question a l’air très compliquée […] au contraire, c’est extrêmement simple, la réponse ne dépend de rien qui doive être déduit, élaboré, trouvé au terme d’un long travail, savoir ce qu’est le bien, comprendre comment se comporter envers les autres, ne dépendent en fin de compte d’aucune réflexion ni même d’aucune pensée, les réponses s’imposent comme évidences sensibles, sensations, faits aussi présents que la couleur du ciel, la force du vent, la chaleur du feu, j’ai mis longtemps à saisir qu’il en est ainsi, qu’il n’y a rien à comprendre et tout à ressentir.»
En vérité, l’expression «expérience de pensée» qualifie imparfaitement l’opuscule de Roger-Pol Droit. Car une expérience de pensée, c’est vraiment faire comme si, c’est donc vraiment se placer en situation, vraiment imaginer qu’on y est. Or Roger-Pol Droit, toujours à distance de son sujet, ne fait que se demander comment ce serait s’il n’avait plus qu’une heure à vivre, ce qui est très différent. Il n’est pas dans la peau de celui qui n’a plus qu’une heure à vivre, il réfléchit sur l’expérience de pensée qu’il s’est imposée à lui-même. Et c’est dommage, car le récit en perd singulièrement de sa force. Les banalités même qu’il égrène auraient plus de poids et de profondeur si elles étaient proférées du point de vue d’un condamné à mourir. Il écrit au conditionnel («Si je n’avais plus qu’une heure à vivre», formule ressassée comme une anaphore), alors que la vraie performance philosophique eût été de l’écrire au présent – Platon relatant la dernière heure de Socrate, dans le Phédon. Ici, dans ce qu’il décrit joliment comme «exercice de la dernière heure, séjour en bord de mort, fiction plus révélatrice que le réel», tout ne reste pourtant, pour cette raison, que jeu littéraire, badinage de l’esprit.
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Roger-Pol Droit
Cité dans «Si je n’avais plus qu’une heure à vivre»