Genre: Anthologies
Qui ? Martin Page, Thomas B. Reverdy
Titre: Collection irraisonnée de préfaces à des livres fétiches
Chez qui ? Intervalles, 190 p.

Qui ? Pierre Bergé
Titre: L’Art de la préface
Chez qui ? Gallimard, 290 p.

La préface est un objet rebelle réfractaire aux lois d’un seul genre, comme le montrent deux anthologies récentes qui tentent de la prendre dans leurs filets. Pour la définir il faut se résigner, semble-t-il, à la collection, tant la caractérisation semble délicate.

Il fut un temps où l’auteur d’un texte se soumettait à une autorité, tendant la plume à virtuellement plus légitime que lui avant d’infliger ses propos aux lecteurs. Les romancières de jadis ont eu souvent recours à des préfaciers masculins pour excuser les errances dues à leur sexe et vanter leurs talents. Parfois le libraire lui-même tenait un avant-propos, afin de faire la publicité ou de défendre contre la censure l’œuvre qu’il offrait au public. Mais la plupart des auteurs refusaient de donner à un autre le soin de présenter leurs œuvres: ils s’en chargeaient eux-mêmes, s’arrangeant pour prévenir les foudres des censeurs et détracteurs; se présentant sous un jour avantageux ou, au contraire, feignant une humilité dont des lecteurs – forcément éblouis par le texte à venir – ne tarderaient pas à les relever.

La fureur des préfaces culmine aux XVIIIe et XIXe siècles où elles sont souvent programmatiques; lieux de prises de position philosophiques ou esthétiques, voire de combat au service d’une école. «Le hasard est le plus grand romancier du monde: pour être fécond, il n’y a qu’à l’étudier, écrit Balzac dans son «Avant-propos» de la Comédie humaine en 1842. La Société française allait être l’historien, je ne devais être que le secrétaire.»

L’époque contemporaine est tout autre. Est-ce parce que l’auteur dispose d’une multitude de lieux médiatiques où expliquer son œuvre que la préface dite «auctoriale» (due à l’auteur) s’est raréfiée au profit de la préface dite «allographe» (écrite par un autre)? On peut faire l’hypothèse. La préface allographe moderne, elle, prend d’ailleurs parfois des airs de coucou, son auteur s’invitant souvent arbitrairement en début de livre, nichant là aux dépens de l’écrivain, y démontrant sa science, sa clairvoyance, y parlant, sans façons, de lui, de ce qu’il faut comprendre et retenir d’un texte. Il s’installe et envahit même parfois l’œuvre. Ainsi Jean-Paul Sartre, préfaçant Jean Genet qui paraît chez Gallimard en 1952, livre-t-il un texte de près de 600 pages, Saint Genet comédien et martyr, qui occupe tout le premier volume des Œuvres complètes de Genet. Comme le dit Pierre Bergé, auteur de L’Art de la préface , anthologie, préfacer devient une «joute», une manière de «se mesurer» à un auteur. Son anthologie, merveille de verve littéraire, est d’ailleurs tout entière basée sur cet affrontement où Jean Giono s’attaque à L’Iliade, où Albert Camus réplique vertement à Chamfort, où Léon Paul-Fargue s’empare de la figure de Verlaine. Ces préfaces-là ont été voulues par des éditeurs, publiées en avant-propos des œuvres. Mais l’exercice peut prendre d’autres détours, témoin cette autre publication récente, elle aussi en forme d’anthologie, cette Collection irraisonnée de préfaces à des livres fétiches rassemblée par Martin Page et Thomas B. Reverdy, où des écrivains contemporains, de Diane Meur à Philippe Forest, de Geneviève Brisac à Nathalie Kuperman, se sont exercés à la préface d’un livre aimé, ou à leurs yeux digne d’être connu, sans que le livre réel suive leurs propos. Dans cet exercice, la préface a carrément supplanté le livre, n’existant plus que pour elle-même, créant une communauté de préfaciers, en miroir d’auteurs absents. Borges, lui, dans son Livre de préfaces, rêve dans sa «Préface des préfaces» d’un exercice encore plus subtil: publier un recueil de préfaces à des livres non écrits. «Il consisterait, explique-t-il, en une série de prologues de livres qui n’existent pas. Il abonderait en citations caractéristiques de ces œuvres possibles.»

La Collection de préfaces proposée par Page et Reverdy est un peu gratuite mais elle offre un inventaire des bonheurs et travers des préfaciers. Certains racontent tout: «J’avais décidé de ne plus aimer les hommes mais toi, tu m’as plu.» C’est sur cette phrase – simple et sublime – que s’achève Fou de Vincent, d’Hervé Guibert, que présente Philippe Besson. «Vous pourriez m’en vouloir de vous la dévoiler, dit-il, et permettez-moi de vous dire que vous auriez tort car elle aurait tout aussi bien pu être la première phrase du livre.» D’autres se racontent: «Sur mon ventre strié, il me reste la trace des crachats d’Antonin Artaud», confie Roxane Duru. Il en est qui témoignent: «Queneau, immense et gris, tassé sur le siège étroit, m’avoue qu’il avait des relations mitigées avec la jeune Zazie», relate Pierre Fournel. Il y a l’évocation du livre comme objet: «Je l’ai là, juste à côté de moi, pendant que j’écris ces lignes. La couverture bleu clair a perdu presque tout son éclat»; ou celle du mystère de la lecture: «Comment cette alchimie secrète s’organise-t-elle pour qu’un rapport personnel s’instaure entre le livre et nous?» s’interroge Thierry Illouz.

Exercice menacé par la vanité, tenté par la digression, occasion de portrait, science du contexte, habitée parfois par une science plus grande que ce qui l’inspire, la préface reste réfractaire à toute définition étroite. Lieu de vagabondages en marge des textes, son absence de règles établies en fait peut-être un art. Et comme le dit Borges qui constate que «personne n’a encore, que je sache, formulé une technique de la préface»: «Cette lacune n’est pas grave, étant donné que nous savons tous de quoi il s’agit

Exercice parfois vaniteux ou digressif, science du contexte