Le promoteur, le juge et le meurtrier
Roman
Tanguy Viel fait parler un homme floué, devenu un assassin, sous les ciels du Finistère. Empathie, poésie et coup de théâtre à l’ombre du Code pénal

L’argent, le vent, la mer, la bruine, les murs, le luxe, les rêves, les riches et les pauvres. Le nouveau roman de Tanguy Viel, intitulé mystérieusement «Article 353 du code pénal», reprend des thèmes et des décors de ses livres précédents. Il reprend même un nom de famille, Kermeur, tissant ainsi un lien immatériel entre «Paris-Brest», paru en 2009 où sévissait un «fils Kermeur», et ce livre-ci, où Martial Kermeur, père de famille au chômage, raconte son histoire.
Etoffe
Et pourtant, «Article 353 du code pénal» n’est pas qu’une simple variation sur des thèmes connus. On retrouve l’atmosphère noire, brumeuse et venteuse du Finistère, où Tanguy Viel a grandi, où il a choisi le plus souvent de représenter les habiles faits divers qui forment la trame de ses livres. Mais dans «Article 535 du code pénal», quelque chose s’est décanté. Le romancier joue moins, se pose, impose son personnage et narrateur unique, qui prend de la bouteille, de l’étoffe. Moins ironique, plus empathique, l’écrivain observe de plus près encore le monde qu’il s’attache à décrire roman après roman, et défend avec une fougue nouvelle, son personnage qui, pourtant, est un assassin.
Dans «Article 353 du code pénal», il est donc question de Martial Kermeur. Le livre est son histoire, sa confession de meurtrier qu’il déroule dans le bureau d’un juge: «Mais alors, laissez-moi la raconter, comme je veux, qu’elle soit comme une rivière sauvage qui sort quelquefois de son lit, parce que je n’ai pas comme vous l’attirail du savoir, ni des lois, et parce qu’en la racontant à ma manière, je ne sais pas, ça me fait quelque chose de doux au cœur, comme si je flottais ou quelque chose comme ça, comme si rien n’était jamais arrivé…» Martial Kermeur raconte son fils adolescent, Erwan, qui est en prison, pour avoir dans un geste rageur, voulu venger son père des vexations qu’il a subies, année après année. Kermeur raconte, ressasse, revient sur les faits et gestes de ce promoteur, Antoine Lazenec, l’homme qu’il a jeté à la mer et laissé se noyer le matin même.
Père et fils
Dans «Paris-Brest», Kermeur était un fils. «Le fils Kermeur»: un garçon un peu voyou, rejeton avide d’une femme de ménage au service d’une «vieille dame» trop riche dont il entraînait le petit-fils à dérober l’argent. A charge, pour le petit-fils indigne, romancier à ses heures, de raconter l’histoire, jouant, à propos du fils Kermeur, entre la figure de la victime et celle du voyou: «Au fond, a souvent dit le fils Kermeur, je ne saurai jamais pourquoi ta mère ne m’aime pas. Et moi, sachant ce qu’il voulait entendre, sans même plus lui sourire j’ai souvent répondu: ma mère n’aime pas les pauvres», écrivait Tanguy Viel, dans «Paris-Brest».
Antoine Lazenec, le promoteur de «Article 353 du code pénal», lui non plus, n’aime pas les pauvres. Tout au plus condescend-il à les fréquenter. Mais dès qu’il peut, il les dépouille, les renvoyant à leur misère. Il en va ainsi de Martial Kermeur, riche d’une prime de licenciement dont il ne verra pas la couleur. Personne n’aime les pauvres, d’ailleurs, dans cette région de Brest, où un projet immobilier de station balnéaire réveille des rêves d’abondance et de luxe en technicolor. Derrière le projet, Antoine Lazenec, bien sûr, qui s’installe sur place et fréquente les notables du coin. Il emmène le jeune Erwan au foot dans la tribune d’honneur, tape dans le dos de Martial, lequel ne tarde pas à placer toutes ses économies, dans un appartement fantôme avec vue sur la mer.
Ce n’est peut-être qu’un grain de plus qui tombe dans le sablier, mais enfin c’est le grain de trop, après quoi plus rien n’est pareil, tout s’écroule et se succède, les événements tombent les uns sur les autres comme les vers d’un poème.
Gravité
Tout se passe comme si, dans «Article 353 du code pénal», une gravité nouvelle s’était emparée d’un romancier qui ne sacrifie rien de ses talents. Joueur, inventeur de monde qu’il déploie patiemment, avec la minutie d’un chef opérateur, d’un décorateur de cinéma, d’un brillant directeur d’acteur, Tanguy Viel restait à distance, laissant le soin de tirer les ficelles de ses récits, à d’habiles narrateurs, observant et manipulant leur monde, à l’instar de l’écrivain. Avec Martial Kermeur, le jeu s’estompe ou plutôt vous embarque; une émotion s’installe; une détresse réelle se dépose doucement sur ces pages comme «une bruine sans vent, qui ne fait pas de bruit quand elle touche le sol et même enveloppe l’air d’une sorte de douceur étrange à force de pénétrer la matière et comme la faisant taire.»
La loi du plus fort, la loi de l’argent, la loi des hommes, le roman est en quête de justice, et cette fois, la pirouette finale d’un romancier toujours aussi habile et brillant mais, cette fois, plus engagé, servira à dire le droit, à remettre un peu d’ordre dans un monde tristement et banalement bancal, à dégager pour un temps, les ciels magnifiquement tourmentés de Tanguy Viel.
Tanguy Viel, «Article 353 du Code pénal», Minuit, 175 p.