Avant de devenir un monstre sacré, Raymond Carver a connu toutes sortes de galères: des petits boulots à n’en plus finir, une vie de traîne-savates, des moments de profonde solitude, d’effroyables descentes dans l’enfer de l’alcool. Et puis, soudain, au début des années 1980, quelques recueils de nouvelles allaient le transformer en légende. Tous les jeunes romanciers voulurent alors l’imiter mais il ne tarda pas à tirer sa révérence, à 50 ans. Le lendemain de sa disparition, le Sunday Times titra à la une: «Le Tchekhov américain est mort.»

Couples de série B

Il laissait une demi-douzaine de livres – Les vitamines du bonheur, Parlez-moi d’amour, Tais-toi je t’en prie, Les trois roses jaunes –, une giboulée de récits foudroyants, tranchants comme des diamants. Des diamants arrachés à la grisaille poisseuse d’une Amérique qui se saborde dans des appartements minables ou dans des chambres de motels, au bord des autoroutes, au bord de la tragédie, avec des personnages désemparés. Des couples de série B qui flanchent, des mômes à la ramasse, des solitaires accoudés aux comptoirs des bars, des somnambules sortis des toiles d’Edward Hopper et tous les éclopés des paradis perdus. D’une histoire à l’autre, on retrouve le même dépouillement, la même intensité, une écriture à la pointe sèche où un virtuose de la short story retient ses larmes afin que l’émotion devienne une pure musique. Car la littérature, disait-il, doit être «une petite voix dans l’âme».

Ecrire entre deux portes

Et si Carver n’a signé que des nouvelles – et pas mal de poèmes, toujours lapidaires –, c’est peut-être par nécessité. Car il ne pouvait écrire qu’à la sauvette, entre deux portes, entre deux déprimes, sans avoir ni temps ni lieu pour travailler. Parfois contraint de se réfugier dans sa voiture avec son bloc-notes sur les genoux, il n’a jamais pu rédiger plus de quatre pages d’affilée, racontait-il. Cela ne l’empêchait pas d’être toujours plus exigeant, en matière de style, et il a souvent évoqué toutes ces heures passées à peaufiner un paragraphe, à placer un mot, un point ou une virgule au bon endroit. «Dans l’écriture, le désordre et le débraillé me font horreur» disait Carver. Et, pour définir son travail, il ajoutait: «Dans les nouvelles, j’aime que l’on sente une menace qui plane, qu’on ait l’impression d’un danger imminent. Il faut de la tension dans l’air, le sentiment qu’un mouvement inexorable a commencé, sans quoi, la plupart du temps, il n’y aura tout simplement pas d’histoire.»

Meute de fantômes

«Une menace qui plane.» Ces mots de Carver pourraient servir d’exergue à sa brève existence, un combat acharné contre une meute de fantômes, comme le montre Carol Sklenicka dans son Raymond Carver, une biographie très fouillée qu’elle a mis une dizaine d’années à échafauder après avoir longuement interrogé les proches de l’écrivain, ses éditeurs, ses amis ou ses épigones. Tout est là, depuis la naissance en mai 1938 sous le ciel bas de l’Oregon, «pays de pluies et de forêts» où le père, un alcoolique «à l’existence bousillée», travaille dans une scierie. Parfois, entre deux comas éthyliques, il raconte à son fils des histoires qui seront autant de sésames, des invitations à la rêverie avec lesquelles l’adolescent ne tardera pas à renouer grâce à ses propres lectures, de plus en plus boulimiques.

«Je vais épouser ce garçon"

«C’était un prodigieux lecteur, avec un merveilleux vocabulaire» constatera la très jeune fille qu’il croisera par hasard durant l’été 1955, à Yakima, dans l’état de Washington. Cette fille, une grande brune, était serveuse dans une boutique, elle avait à peine quatorze ans – lui, il en avait dix-sept – et elle s’appelait Maryann Burk. «Je vais épouser ce garçon» se dit-elle le jour même de leur rencontre. Ce qui fut fait deux ans plus tard, en juin 1957, un mariage qui allait sans doute permettre à Carver de tenir le coup à une époque où, dans leur sous-sol, il commençait à écrire des poèmes tout en travaillant comme coursier dans une pharmacie.

Démêlés avec la justice

Ce que raconte alors Carol Sklenicka, c’est une vie de patachon. Les multiples déménagements avec Maryann et leurs deux bébés, entre l’état de Washington, l’Iowa et la Californie. Les petits boulots précaires dans l’Amérique prolétaire dont ses récits seront le miroir. Les loyers impayés. Les dettes. Les démêlés avec la justice, lorsqu’il sera accusé de fraude aux allocations chômage. Les moments de profond cafard, une mélancolie qui le tenaille depuis l’enfance. La volonté farouche de s’en sortir en s’inscrivant à des ateliers d’écriture, de villes en villes. La lutte contre le démon qui le ronge, l’alcool, et les nombreux séjours dans les centres de désintoxication. Les beuveries avec John Cheever, l’ami fidèle, l’abonné aux gueules de bois. Le voyage à Tel Aviv où, pour ne pas sombrer, il s’accroche aux livres de Mark Twain «comme à un gouvernail». La rencontre décisive avec John Gardner, un romancier qui accepte de lire ses premières nouvelles et qui lui tiendra quasiment la main pour lui apprendre à les corriger, à les dégraisser de tout pathos en utilisant «des mots du commun plutôt que des termes prétendument poétiques».

Méconnu jusqu’à la quarantaine

Carver, on le voit se débattre au quotidien. En quête, toujours en quête de quelque chose. En quête surtout de la phrase parfaite qui sonnera comme une promesse d’absolu dans le bourbier d’une vie où il fut longtemps contraint de ronger son frein, méconnu jusqu’à la quarantaine. Avant l’embellie, lorsque l’éditeur Gordon Lish lui proposa – en 1980, l’année faste – de publier un recueil de nouvelles intitulées Parlez-moi d’amour. Les critiques encensèrent alors la prose électrique de celui qu’ils surnommèrent «le pape du minimalisme», ignorant que Lish avait copieusement sabré les récits de Carver. Un véritable scalp, afin, prétendait-il, de leur donner plus d’intensité.

Malentendu

C’est donc – en partie – sur un malentendu que s’est construite la réputation de Carver, un malentendu vite dissipé lorsque paraîtront ses autres recueils de nouvelles, qui connurent un succès phénoménal. Né dans l’ombre, libéré d’un long purgatoire – y compris de la dépendance à l’alcool –, l’auteur des Vitamines du bonheur allait devenir un mythe à lui seul, l’écrivain le plus adulé et le plus imité de sa génération. Séparé de Maryann en 1982, il partagera ses dernières années avec la poétesse Tess Gallagher avant d’être terrassé par un cancer du poumon, le 2 août 1988.

«Running dog»

Ce que l’on redécouvre, à travers le portrait de Carol Sklenicka, c’est ce qu’elle appelle un «Running Dog», un chien fuyant. Un flambeur, un être parfois violent, fragile mais sûr de sa vocation, constamment prisonnier de son passé, hanté par ses angoisses enfantines qui remontent à la surface «comme au travers d’un rideau de pluie». Et si Carver semble s’être escrimé à rater sa vie, c’est peut-être pour mieux réussir son œuvre. Une œuvre où la poésie tenait aussi une place centrale. Elle l’accapara jusqu’à la dernière heure et, parallèlement à la biographie de Carol Sklenicka, les éditions de L’Olivier publient un épais florilège regroupant tous les poèmes qu’il composa entre 1985 et 1988.

Pouvoir de consolation

Taillés au scalpel dans la chair vive du quotidien, ils ressemblent à des photomatons où Carver évoque ses proches, son enfance, ses robinsonnades à travers l’Amérique, les deux femmes de sa vie, son insatiable besoin de tendresse, et cette détresse qui ne cessa de le talonner. «Je me suis noyé dans mon existence» lance-t-il dans un de ses poèmes. En les lisant, on a l’impression d’entrer dans l’intimité du plus vulnérable des êtres. Et de tenir la main tremblante d’un naufragé qui, au cœur même de la débâcle, sut donner à son écriture «un formidable pouvoir de consolation», comme l’a dit Richard Ford.