C’est samedi, je n’écris rien le samedi, je bosse comme un malade, je lis un peu, tout petit peu, des titres et des quatrièmes de couverture dans le magasin de livres anciens et contemporains de deuxième main dans la petite rue à un jet de pierre de notre stand de marché.

Encouragé par les récriminations de ma femme je quitte un instant les bons produits de la ferme pour nourrir mon esprit ailleurs, le marchand de livres anciens est l’homme le plus cultivé du canton, à côté de lui je me sens dans la peau d’une jachère verte, sous l’emprise de ses connaissances infinies je risque de dépasser mon temps imparti et sûrement que ça bouchonne déjà devant nos fromages de chèvre du coup j’essaie de faire deux choses à la fois, écouter l’érudit et chercher voire trouver le graal du livre caché. Je suis naturellement attiré par les pavés, l’inconvénient, le paysan en moi a pour habitude d’amortir ses investissements, amortir le prix d’un livre c’est le lire jusqu’au bout, il n’y a qu’à cheval donné qu’on ne regarde pas les dents, les pavés s’empilent autour de moi, un vrai mur d’enceinte.

Lecture interrompue

Mais ce samedi-ci du haut de l’échelle coulissant le long d’un rail qui suit les étagères que gère notre maître des livres anciens, je tombe sur Les démons de… Attends, je regarde par-dessus mes lunettes: Heimito von Doderer, do der Herr, pour m’en souvenir, qui c’est celui-là? Je me tourne vers mon maître, le livre à la main en équilibre sur les échelons du haut et le marchand érudit de m’informer de l’existence de nombreux grands écrivains actifs dans la période de déliquescence de l’Empire austro-hongrois, j’ai pas idée de tout ce que j’ai loupé.

Et le dimanche, encore crevé du samedi, je me lève quand même à l’aube pour Les démons de Heimito von Doderer, j’y avais déjà jeté quelques coups d’œil entre deux clients, ça m’avait ouvert l’appétit, mais ici, dimanche j’ai failli lire les mille deux cent quatre pages d’une traite, si y avait pas eu la traite des chèvres et l’appel du quotidien du paysan même les dimanches. J’en suis qu’à la page trois cents et j’ai déjà quelques extraits à te mettre sous la dent, attends, je reprends le bouquin, amoureusement je reprends le livre, le poids des idées, page 21: ​

Mais ici et là je crois encore la voir, la jeune fille, je crois reconnaître Renata en mainte figure floue esquissée sur ce mur de verre qui nous sépare du passé et rend possible l’illusion qu’il est presque présent, mais avec le temps, les contours s’y écrasent un peu, comme le petit nez de ce visage d’enfant dont j’ai parlé. ​Ou page 85: ​Cette femme, on aurait pu l’imaginer comme punition infernale pour un écrivain damné: qui croit obligé de regarder pour l’éternité comment elle lit son livre le plus difficile et le plus compliqué. Sans pouvoir l’assommer, s’entend.

Des quotas pour les lectures

Lundi, je vous pousse jusqu’à l’aube du lundi où je suis encore fatigué du samedi mais courage et pour me donner de l’élan ici lundi je vais greffer le journal d’un lecteur en été sur mon journal agricole que je suis tenu de tenir pour toucher des paiements directs, par exemple aujourd’hui mercredi, non, on en était au lundi, léger décalage, lundi herber trente ares des nonante ares du pré Ménori, tout en fauchant je me dis: il faut des quotas dans l’expression de tes lectures, autant de femmes que d’hommes, je retourne le mardi chez Monique Saint-Hélier où je suis toujours bien reçu, à bras ouverts, le style, l’esprit si éveillé, chantant, si magnifiquement intrusif, m’introduit des fourmis sous la peau, je cite, première page du Martin-pêcheur page 11: ​Une sorte de paix, un bonheur, quelque chose dont il n’avait pas le temps de chercher le nom ni la qualité, montait en lui.

Le mercredi, il fait beau, aller à l’herbe, trente ares, pré Ménori, barrer, fendre du bois, au petit matin dans le silence de l’alcôve du scribouillard, dans le brouillard du silence une vache gueule au fond du pâturage, elle cherche son veau, z’on pas encore eu d’herbe. Corinne Desarzens, une écriture personnelle, moi je suis une vieille sorcière, dit-elle, souricière, une écriture labyrinthique jusque sous le timbre. Je la suis, chez les bouquinistes, dans les écrivains suisses, je vais voir si elle est là. Pourquoi elle gueule cette vache sur le pâturage? Si je dois arrêter d’écrire maintenant c’est foutu pour aujourd’hui, à cette vache je dis va te faire voir chez les Grecs avec ton veau.

«L’image mouvante de l’éternité»

Oui des citations, des épluchures, mais c’est plein de vitamines. Le soutien-gorge noir page 24: ​Il avait rien, ce type-là, et il avait tout. Le prince. Ce connard. ​Page 85: ​Il lui suffit de tremper les pieds dans le ruisseau pour être regardée par le soleil. ​Page 107: ​Car la tragédie de la vieillesse n’est pas d’être vieux mais de rester jeune. ​Jeudi hou là là, il y a trop de livres, en plus de ça ça va être le début des foins, graisser les machines, contrôler les bains d’huiles essentielles pour les moteurs, reprenons Heimito von Doderer, «l’image mouvante de l’éternité»​ ​ça te dit rien? L’éternité qui se meut, la vache s’est tue, elle a retrouvé son veau, do der Herr p. 320: ​

Je longeais le Graben, cette belle rue de Vienne dans laquelle les vitrines des boutiques les plus ravissantes devisent de mille petites choses. L’air me semblait doux et crémeux, comme de frais flocons savonneux, vraiment odorant, et contenant de grands blocs entiers de fraîcheur. Le vaste drapeau bleu du ciel ne rabattait encore aucune chaleur sur l’asphalte, seuls quelques rubans de tiédeur doucement agités vous effleuraient le front, les joues et les mains.


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Profil

Jean-Pierre Rochat poursuit son travail d’écrivain et celui de paysan depuis plus de quarante ans. Il vit à la Bergerie de Vauffelin, près de Bienne. Son dernier ouvrage, «Petite brume» (Editions d’Autre part), est paru en 2017.