Samedi Culturel: Le peuple juif descend d’Abraham: vrai ou faux?
Albert de Pury: Les récits des origines sont par définition mythiques et c’est d’abord comme ça qu’il faut les comprendre, qu’ils aient ou non un fondement historique. Dans le meilleur des cas, chacun de ces récits nous donne accès à un’milieu producteur’, et c’est sur lui qu’il est possible de s’interroger: peut-on cerner son arrière-plan culturel ou politique, caractériser son style, ses produits littéraires, déterminer son époque, voire son contexte historique particulier? Peut-on comprendre pourquoi ce milieu a raconté les origines d’Israël de telle ou telle manière? Quant au contenu même des traditions, il se soustrait presque entièrement à l’investigation historique.
Pour un historien moderne, votre question devrait donc être reformulée ainsi: «A quel cercle peut-on attribuer la tradition selon laquelle le peuple d’Israël descend d’Abraham?». Si maintenant vous me posez cette question-là, je vous répondrai (sans pouvoir ici fonder mon argumentation) que c’est en Genèse 17 que nous avons, à mon avis, le récit le plus ancien dans l’élaboration progressive de la figure d’Abraham au sein de la tradition biblique. Or, l’auteur de ce récit – ou le groupe qui s’exprime à travers lui – est manifestement porté par la volonté de présenter Abraham comme un ancêtre partagé par plusieurs héritiers, un père pluri-ethnique («Tu deviendras le père d’une multitude de peuples!»). Les cercles responsables de cette tradition pourraient donc avoir choisi ce personnage – qui était peut-être la figure tutélaire d’Hébron et dont le tombeau devait servir depuis longtemps de pôle d’attraction et de lieu de transactions aux groupes les plus divers appelés à fréquenter cette métropole de la montagne judéenne – pour en faire le père commun des peuplades de cette région. Le souci d’inclure les Ismaélites et les Edomites dans un réseau inter-communautaire du sud palestinien, quitte à accorder dans ce cadre-là aux fils d’Israël une mission particulière (le sacerdoce), pourrait bien refléter l’idéal politique du milieu sacerdotal au tout début de l’empire perse vers 530 av. J.-C. Ce n’est que plus tard, avec la perte progressive de cet idéal, qu’Abraham deviendra un ancêtre national (Genèse 12,2: «je ferai de toi un grand peuple»), voire un conquérant (Genèse 15,4.18-19).
– Qu’en est-il de Jacob et de Moïse?
– Il existait d’autres manières, plus anciennes, de parler des origines d’Israël. En Genèse 25-35, la tradition biblique fait de Jacob – c’est lui qui reçoit le nom d’Israël en Genèse 32,29 – l’ancêtre généalogique commun des tribus (dénué encore de tout lien avec Abraham). Pour une fédération de tribus, le cycle de Jacob offre une geste de fondation cohérente, une légende qui se suffit à elle-même et qui justifie tout ce qui a besoin d’être justifié: le territoire, les tribus, les sanctuaires, les traités. Certaines allusions et attaques prophétiques nous permettent de penser que cette légende avait son assise dans le cercle des élites tribales de l’époque du royaume d’Israël (9e et 8e siècle av. J.-C.).
Le mythe d’origine le plus marquant, autonome lui aussi, est toutefois la légende de Moïse. Ici, la naissance d’Israël est expliquée par le ralliement de groupes d’esclaves révoltés autour d’un prophète charismatique, ce qui fait de l’appartenance à Israël une question de vocation plutôt que de généalogie. Dans cette version, l’histoire de la communauté en devenir prend l’allure d’une utopie prophétique: le peuple est nourri de manne, l’eau jaillit du rocher, mais la moindre défaillance dans la fidélité à Dieu et à son prophète peut remettre en question la survie même du peuple. Le milieu porteur initial de la légende de Moïse doit être cherché dans les cercles prophétiques – voire dans les confréries – des royaumes d’Israël et de Juda.
Il y a donc, pour la tradition biblique, trois manières au moins de parler des origines d’Israël, c’est-à-dire trois façons de définir son’identité’: Israël est-il un groupe de tribus se réclamant d’un même ancêtre éponyme (Jacob), une communauté religieuse rassemblée par un même prophète (Moïse), ou une caste de prêtres au service d’un réseau de peuples inscrits dans un même arbre généalogique (Abraham)? Ce n’est que plus tard, au moment de la mise en place des livres bibliques, que ces trois légendes, concurrentes au départ, vont se trouver réunies au sein d’une trame narrative unique, les légendes d’Abraham et de Jacob devenant le prologue de la légende de Moïse.
Alors, le peuple juif descend-il d’Abraham, de Jacob, de Moïse, oui ou non? Sur le plan historique, on l’aura compris, cette question n’a pas de sens. Mais on peut affirmer sans risque de se tromper que les juifs sont les descendants (charnels et surtout spirituels) de tous les cercles qui, depuis le 8e ou le 6e siècle av. J.-C. et jusqu’à la fin du Moyen-Âge, se sont interrogés, disputés, affrontés et parfois mis d’accord sur les origines et l’identité profonde de la communauté juive. Shlomo Sand, en substance, ne dit pas autre chose.
– Le peuple juif, peuple élu, une conception présente dans la Bible?
– Le concept de l’élection d’Israël est profondément ancré dans la Bible – sauf dans la littérature de sagesse (Job, Proverbes, Ecclésiaste) qui, elle, s’intéresse expressément à l’homme dans son universalité – mais c’est un concept qui se conjugue sur les modes les plus divers.
Dans le contexte polythéiste dont relève, au départ, même l’exclusivisme du dieu d’Israël, il est parfaitement normal que chaque’peuple’(fédération tribale, cité, royaume…) ait son dieu ou sa déesse et se dise’choisi’par son protecteur divin (Deutéronome 32,8 selon le texte grec), normal aussi pour chacun de reconnaître la compétence du dieu national du peuple voisin (Juges 11,24). Le problème surgit dès le moment où le dieu national est confessé aussi comme vainqueur du chaos (c’est-à-dire, créateur de l’univers) et souverain de tous les hommes, comme on le constate un peu partout au Proche-Orient à partir du 9e ou 8e siècle av. J.-C. Comment s’articulera alors la relation entre le dieu devenu universel et «sa» communauté? Lorsqu’il s’agit d’Assur, le dieu national d’Assyrie, ou de Marduk, le dieu national de Babylone, ce dieu suit naturellement le destin impérial de son peuple et devient le chef d’un panthéon au sein duquel seront invités à prendre place les dieux nationaux des peuples soumis.
Mais lorsqu’il s’agit de Iahvé, apparemment’battu’par plus puissant que lui puisque le royaume de ses protégés se trouve vassalisé ou anéanti, certains Judéens refusent la logique courante et organisent la «résistance théologique»: ce n’est pas Assur, clament-ils, mais Iahvé qui est et demeure le (véritable) suzerain d’Israël (tel est le message du Deutéronome, vers 625 av. J.-C.), et ce n’est pas Marduk qui est le Créateur du ciel et de la terre, maître de l’histoire et seigneur de tous les hommes, mais bien Iahvé, le dieu des vaincus. Pour la première fois, Iahvé est pensé en des termes strictement monothéistes – Iahvé n’a «ni prédécesseur ni successeur!» – tout en restant le protecteur particulier de son «serviteur» Israël (voilà ce que prêche le Second Esaïe vers 540 av. J.-C., voir notamment Esaïe 43,11-13; 44,2-8.21-28). Du point de vue historique, je dirais que c’est là, très précisément, l’heure de naissance du judaïsme!
Cette évolution du concept d’élection étant acquise, la relation entre le judaïsme et les autres communautés humaines ne sera pas nécessairement conflictuelle: certaines voix bibliques appellent certes à la destruction des lieux de culte des peuples de Canaan (voir Exode 23,24; 34,13; Deutéronome 7,5; 12,2-3), mais pour d’autres voix, et notamment pour ce courant que la critique biblique appelle «l’auteur sacerdotal» (que l’on trouve notamment en Genèse 1; 9; 17 ou encore en Exode 6), l’humanité ne compte plus de «païens»: pour lui, tous les fils de Noé sont des adorateurs de «Dieu» (Elohim), les fils d’Abraham vénèrent Dieu sous le nom de «El Shaddaï», et les fils de Jacob-Israël, eux seuls, ont reçu la révélation du nom ultime du Créateur, «Iahvé». Tous les hommes connaissent donc le vrai Dieu, mais tous ne le vénèrent pas sous le même nom, et les juifs seuls le connaissent dans son identité ultime, ce qui fait d’eux, en quelque sorte, les prêtres de l’humanité («un royaume de prêtres» Exode 19,6).
– Un peuple, toutefois, qui évitera de se mélanger aux autres?
– On trouve effectivement dans la Bible quelques injonctions à ne pas épouser les femmes de tel ou tel groupe. On trouve même cet affligeant récit dans lequel Esdras contraint, après le retour de l’exil, des centaines de Judéens à se séparer de leurs femmes «étrangères» (ce sont pourtant justement des «filles du pays») et des enfants qu’elles leur ont donnés (Esdras 9-10). Mais il y a d’autres courants qui abordent cette question dans un esprit très différent. L’intermariage entre Israélites et Araméens est réglé par contrat (Genèse 31,43-54): pour l’auteur sacerdotal, le mariage avec les filles de Hêt ou de Canaan est désapprouvé, mais on peut épouser des filles d’Ismaël (Genèse 26, 45-35; 27,46; 28,1-2.5-9). Quant à Joseph, père de deux des plus grandes tribus d’Israël, la tradition biblique ne craint pas de rapporter que sa femme était la fille d’un prêtre égyptien (Genèse 41,45). Moïse, lui, a épousé la fille d’un prêtre de Madian (Exode 2,21) et une Koushite (Nubienne) (Nombres 12,1). Les rois, à commencer par David et Salomon, ont presque tous épousé des princesses étrangères.
Il apparaît cependant que dans l’Antiquité, l’extension de l’identité juive s’est faite aussi, et de manière plus massive encore, par conversion individuelle ou adhésion collective. A partir de l’époque romaine – et bien avant l’éclatement des révoltes juives entre 70 et 135 ap. J.-C. – les conversions au judaïsme ont été très nombreuses, comme en témoignent presque tous les auteurs romains. Elles se sont faites aussi «par le bas» des hiérarchies sociales, et souvent par les femmes. Il faut dire que l’exigence de la circoncision pouvait avoir quelque chose de dissuasif pour un mâle adulte. Aussi y eut-il, comme nous le savons par les épîtres de Paul, beaucoup de sympathisants qui fréquentaient la synagogue sans aller jusqu’à l’adhésion formelle. On les appelait les «craignant Dieu».
Mais on connaît aussi des conversions «par le haut»: plusieurs dynasties royales adhérèrent au judaïsme, entraînant avec elles tout ou partie de leurs royaumes. Au deuxième siècle avant notre ère, l’affaiblissement de l’empire séleucide permet à la dynastie juive des Hasmonéens, qui n’eut pas besoin de se convertir puisqu’elle était issue du judaïsme judéen, d’étendre le pouvoir de la petite province de Yehud (limitée, au départ, à 20 km environ aux alentours de Jérusalem) aux régions avoisinantes et d’imposer la loi juive à leurs populations. Iduméens et Galiléens sont ainsi devenus juifs à la fin du 2e siècle av. J.-C., de la même manière qu’au 16e siècle, les habitants de nombreux territoires d’Europe ont vu leur allégeance confessionnelle (luthérienne, réformée, catholique…) basculer par le choix de leur prince, selon le principe cuius regio eius religio. Ce qui est remarquable, c’est que dans les deux cas, les appartenances religieuses se sont révélées plus durables que les structures politiques qui les avaient provoquées. La dynastie issue de l’Iduméen Hérode le Grand (règne de 37-4 av.J.-C.) était juive, elle aussi, et certains de ses membres ont régné, au 1er s. ap. J.-C., sur des territoires aussi éloignés que l’Arménie, la Cappadoce, la Cilicie, la Commagène, Emèse, ou encore la Nabatène. Pour d’autres dynasties, il faut bien parler de conversion: ainsi pour la famille royale d’Adiabène (1er siècle ap. J.-C., Kurdistan irakien), pour le royaume des Himyarites (en Arabie du sud) qui embrassa le judaïsme au plus tard au 4e s. ap. J.-C. Nous reviendrons encore, pour les siècles suivants, sur l’adhésion au judaïsme des tribus berbères et du royaume khazar.
L’impact de ces conversions tant individuelles que collectives dut être considérable. Certains historiens estiment qu’au tournant de l’ère, il y avait déjà quatre fois plus de juifs à l’extérieur de la Palestine qu’à l’intérieur, et qu’entre 6 et 10% de la population de l’empire romain se réclamait du judaïsme.
– Qu’en est-il de la représentation des juifs comme peuple qui va d’exode en exil?
– Il faut différencier. L’exode biblique hors d’Egypte est un récit mythique. Même en admettant que ce mythe se réfère à une expérience qu’aurait pu vivre un des groupes entrés dans la composition du futur Israël, il n’existe aucune trace historique de cet événement. La déportation de dizaines de milliers d’habitants de l’ancien royaume d’Israël en 735, ou 720, ou du royaume de Juda en 701, est en revanche historiquement attestée, comme l’est aussi l’exil de quelques milliers de Judéens par les Babyloniens en 597, 587 et 582 av. J.-C. Les Assyriens utilisaient les échanges de population et la dispersion des collectivités locales comme moyen de rendre impossible toute velléité de révolte dans les provinces nouvellement instaurées, ne laissant guère aux familles dispersées la possibilité de se reconstituer en diaspora. C’est pourquoi, dès la deuxième génération, il aurait été illusoire de vouloir rechercher une quelconque parcelle des «dix tribus perdues» d’Israël. Il n’en alla pas de même lors des déportations babyloniennes: les déportés – il s’agissait des élites politiques et économiques – purent se réinstaller près de Babylone en communautés compactes et organiser la survie, la transmission ou la refonte de leurs traditions particulières. Par ailleurs, ni les Assyriens ni les Babyloniens ne cherchèrent à supprimer complètement la présence israélite ou judéenne en Palestine, ni d’ailleurs à empêcher le culte de Iahvé.
Le vrai tournant vint toutefois avec l’avènement de l’empire perse en 539 av. J.-C. Cyrus le Grand se voulut le restaurateur de tous les’nationalismes’locaux que ses prédécesseurs assyriens et babyloniens avaient cru devoir combattre, et il autorisa les Judéens à envisager la reconstruction du temple de Jérusalem. Une bonne partie des exilés et de leurs descendants, probablement la majorité, choisirent de rester dans leur nouvelle patrie mésopotamienne, mais d’autres revinrent en Judée et y acquirent, soutenus par leurs’sponsors’perses, une position dominante. On constate d’ailleurs un sentiment de supériorité de la part de cette communauté d’exilés-là par rapport à tous les autres Judéens. Eux, qui estimaient avoir subi leur exil mais qui revenaient en quelque sorte dans le convoi des vainqueurs, accusaient ceux qui étaient restés dans le pays de s’être prêtés à toutes sortes de compromissions et ils soupçonnaient les communautés judéennes installées ou réfugiées en Egypte d’avoir, elles, un peu trop complaisamment choisi leur exil: c’est-là l’arrière-plan du thème des «pots de viande de Pharaon» (Exode 16,3; Nombres 11,4-23)!
On voit donc que la manière dont est perçu «l’exil» par ceux qui l’ont vécu ou qui s’en prévalent devient très vite une question de positionnement théologique. Et plutôt que d’être simplement la colonie des survivants d’une déportation, le judaïsme va devenir la communauté de ceux qui se rallient à une certaine vision d’un statut théologique et d’une mission dans le monde, une communauté qui, en tant que telle, va susciter la curiosité des contemporains et attirer de nouveaux adhérents. Ils sont un peuple, bien sûr, et ils pourront toujours se référer à l’un au moins de leurs ancêtres qui ont fait partie des déportés, mais ils sont un peuple un peu comme on a pu parler en France autrefois du «peuple protestant», minoritaire et soucieux de son intégrité mais lié avant tout par une allégeance religieuse et non par une ascendance commune.
Le livre d’Esther, dans ses diverses versions qui remontent à l’époque hellénistique, nous montre d’ailleurs que la crainte de certaines communautés juives (en Perse ou ailleurs) d’être victimes de persécutions, voire de pogroms, n’est pas liée à un sentiment de se trouver en «exil». Le héros du livre, Mardochée, est certes dit descendant d’un déporté de Nabuchodonosor, mais à aucun moment, dans le livre, n’est-il question d’une patrie perdue ou d’un lieu à retrouver! Les juifs y sont présentés simplement comme l’un des nombreux peuples qui constituent la population du royaume.
– Et l’exil qui suit la destruction du second temple, au premier siècle de notre ère?
– Les Romains, c’est incontestable, ont exercé une répression impitoyable contre tout ce qui était mise en question de leur ordre politique ou atteinte à leur puissance militaire. En revanche, ils ne s’opposaient pas au judaïsme en tant que communauté religieuse ou courant philosophique. En conséquence, venant après la première révolte des juifs de Judée de 66-70 et la révolte des juifs de Cyrénaïque en 115-117, la seconde révolte juive en Judée de 132-135 amena les Romains, sous l’empereur Hadrien, à prendre des mesures draconiennes: la ville de Jérusalem fut reconstruite en ville romaine et rebaptisée Aelia Capitolina, et les juifs y furent interdits de séjour. Le repeuplement se fit à partir d’éléments de population locale non juive ou acceptant de ne plus se réclamer du judaïsme ainsi que de vétérans de l’armée romaine. Les rebelles et leurs familles furent vendus en esclavage, mais cela ne signifie pas le départ de nouveaux contingents d’«exilés» comme cela s’était passé lors de la conquête babylonienne. En fait, les événements de 135 ne contribuèrent guère à l’accroissement de la diaspora juive à l’intérieur ou à l’extérieur de l’empire romain, pour la bonne raison que cette diaspora existait déjà et prospérait depuis trois siècles ou plus dans beaucoup de grands centres urbains de la Perse, de la Mésopotamie, des bords de la Mer Caspienne, de la Mer Noire, de la côte ionienne, du Levant, de la Haute et Basse Egypte, d’Arabie, de Cyrénaïque, d’Afrique du nord, d’Italie et, très tôt déjà, d’Espagne. Et même dans le reste de la Palestine, et, notamment en Galilée, qui n’avait pas participé à la révolte, les communautés juives ne furent pas affectées. Tout en étant attachés au souvenir du Temple et de la gloire perdue de Jérusalem, ces juifs ne se sentaient nullement «exilés» de leur patrie.
– Ces communautés pratiquent-elles le prosélytisme?
– On ne peut pas l’exclure: les Actes des apôtres, qui nous montrent Paul en missionnaire actif (au service de ce qui est à son avis la vraie compréhension du judaïsme), permettent tout à fait d’imaginer qu’il y avait à la même époque des Paul juifs (je veux dire, des prédicateurs itinérants issus d’une conception plus traditionnelle du judaïsme), même si l’on ne va pas jusqu’à imaginer une organisation centrale ou une stratégie concertée.
Le monde des grands empires (perse déjà, mais surtout hellénistiques et romain) fut aussi un «grand marché» des idées, des philosophies et des religions, un marché soumis à la concurrence. Or, il apparaît de plus en plus que le judaïsme, par son monothéisme rigoureux et son affirmation que le Créateur était aussi le maître de l’histoire humaine’du début à la fin’(Ecclésiaste 3,11), présentait un attrait important pour la société antique. Toute une partie de la littérature juive de l’époque hellénistique se révèle animée par un désir de convaincre, et de faire partager les convictions qui sont celles du judaïsme.
Shlomo Sand rouvre aussi, à juste titre, le dossier des Berbères (dans les montagnes d’Afrique du nord) et des Khazars (immense région d’Asie centrale de la Crimée à la Mer d’Aral), sociétés tribales vivant dans des régions restées en marge de la christianisation ou de l’islamisation. Dans les deux cas, l’adhésion au judaïsme (entre le 6e et le 10e siècle) semble s’inscrire dans un contexte marqué par la crainte d’être pris en tenailles par ces deux religions triomphantes. Comment se défendre mieux contre pareille menace qu’en se déclarant juif? Cela vaut aussi, sans doute, pour les Falashas en Ethiopie.
– Cette expansion du judaïsme aux premiers siècles pourrait-elle expliquer les fortes ressemblances entre judaïsme et islam?
– Cela me paraît évident. Au moment de la naissance de Mahomet, le judaïsme domine le paysage religieux en Arabie (le grand spécialiste Christian Robin affirme que l’Arabie, dès le 4e siècle de l’ère chrétienne, est’totalement judaïsée’), alors que le christianisme en est pratiquement absent. La naissance de l’islam s’explique d’abord comme une réaction contre le christianisme byzantin, affronté aussi bien en Syrie et en Palestine qu’en Egypte et en Ethiopie (dont les incursions en Arabie du sud sont redoutées). Face à ce qu’il perçoit comme une dérive christologique – la théologie des grands conciles – l’islam entend prendre le parti du judaïsme et réhabiliter son honneur.
Pour se le rappeler, il suffit de porter son regard sur la vieille ville de Jérusalem. En prenant le contrôle de Jérusalem en 638, le calife Omar choisira d’établir le sanctuaire de l’islam sur la colline orientale de la ville, sur l’esplanade de l’ancien temple juif. Or, cette esplanade était restée, délibérément, un terrain vague depuis la destruction du Temple par Titus en l’an 70. Après 135, Hadrien avait établi son temple à Jupiter Capitolinus sur la colline ouest, et Constantin, au moment du passage de l’empire au christianisme en 325, avait perpétué ce choix politique: l’Eglise de la Résurrection (Basilique du Saint-Sépulcre) prendrait la place du temple païen et se dresserait sur la colline ouest. Constantin, comme Hadrien, souhaitait conserver le lieu de l’ancien temple juif comme une sorte de «ruine de démonstration» attestant à jamais la défaite de la religion juive. Quelques témoignages nous apprennent que les juifs ont, dans un premier temps, assisté avec joie à la réhabilitation par les Musulmans de ce lieu vénérable entre tous. La coupole du superbe Dôme du rocher, avec ses inscriptions antitrinitaires de l’époque omeyyade, adresse son message à la coupole constantinienne (éloignée d’à peine 500 mètres) en passant par-dessus le Mur des lamentations, lieu séculaire de la prière juive. Et depuis lors, c’est-à-dire depuis plus de treize siècles (avec la brutale interruption des Croisades), les trois frères de cette singulière fratrie rendent leur culte dans un «mouchoir de poche», menant une sorte de «danse des liturgies», rendant hommage, sans le savoir, à la source commune de leur histoire, à des doctrines en apparence définitivement incompatibles, et une histoire qui ne finira pas de nous surprendre par ses retournements, et à une fraternité qui, pour n’être jamais avouée, est pourtant bien réelle (du moins, dans des esprits comme celui de Shlomo Sand), et en tous les cas plus nécessaire et plus désirable que jamais.
La lecture du beau livre de Shlomo Sand m’a renforcé dans ma vieille conviction que notre monothéisme de souche biblique est une histoire qui se joue à trois, au moins. Trois religions, trois traditions, trois communautés. Quant au peuple, il est manifestement un. Tous, nous portons l’ADN de tous.