Le règne de l’argent pousse à risquer sa mise, encore et toujours
Futur antérieur
CHRONIQUE. Le 10 juin prochain, les Suisses voteront sur deux objets qui touchent à notre relation à l’argent. Même si la loi fédérale sur les jeux d’argent et l’initiative «Monnaie pleine» n’ont aucun lien entre elles, comment ignorer que nos transactions financières relèvent du jeu? Charles Péguy nous rappelle qu’il n’en a pas toujours été ainsi

La concomitance paraît si belle qu’on a de la peine à croire qu’elle est seulement l’effet du hasard: le 10 juin prochain, le peuple votera sur deux objets qui n’ont rien, mais absolument rien à voir l’un avec l’autre. Ils se tendent pourtant la main avec une insistance troublante, presque gênante. La loi fédérale sur les jeux d’argent d’un côté, l’initiative «Monnaie pleine» de l’autre. L’invitation à les mettre en rapport était trop forte. Elle a été saisie au vol par le président du comité promoteur de l’initiative, sans qu’il réalise peut-être à quel point il touchait juste.
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Est-ce que notre rapport à l’argent ne traverse pas une mutation progressive qui en a fait une sorte de jeu, placé sous des règles qui nous échappent quelque peu mais auquel nous sommes obligés de participer à nos risques et périls? A cause de la financiarisation de nos économies, bien sûr, mais pas uniquement, comme on le verra.
Pessimistes frileux?
Le mécanisme repose sur deux convictions implicites. Premièrement, que le courage finit toujours plus ou moins par payer. Ensuite, que ne pas jouer, c’est se considérer d’emblée perdant, avant même d’avoir tenté sa chance. Hors jeu. Alors, quelle idée stupide de vouloir restreindre ses chances de gain en votant oui à la proposition de limiter l’émission monétaire à l’argent «réel», comme le voudraient les responsables de l’initiative «Monnaie pleine», visiblement un peu idéalistes et coupés des réalités d’aujourd’hui. Idéalistes, ou simplement plus réalistes que les autres, trop peut-être, s’exposant du coup à se faire traiter de pessimistes frileux?
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Charles Péguy parlait avec un ton identique de la «morale stupide» qui était celle du monde d’hier, manière à lui de dire qu’il aurait l’air idiot de la regretter à haute voix. Elle consistait à croire qu’il existe une dignité et une sécurité propres à la pauvreté: être assuré de pouvoir trouver un travail afin de subvenir à ses besoins, à condition qu’on s’y applique. Qui visait plus haut que son point de départ risquait par contre d’être précipité beaucoup plus bas, comme de juste.
Peur de tout perdre
L’avènement du monde moderne – que Péguy situe à l’orée du XXe siècle – a rendu cette logique et son bon sens dramatiquement caducs, pour faire place au règne de l’argent. Changement des mentalités, embourgeoisement de la société où tout un chacun veut désormais profiter du sort. C’est une mutation qui marque la disparition de ce qui faisait le peuple, pas de la différence entre riches et pauvres. Mais là où cette dernière était encore vivable autrefois, elle s’est transformée aujourd’hui en garrot, à la fois subjectif et réel. Tout le monde est sommé de risquer sa mise, même si le jeu étrangle, et ce sous peine d’être étranglé encore plus.
La société se divise donc désormais entre gagnants et perdants. Mais l’impression de mobilité est fausse: ce sont toujours les mêmes, à la même place, car la partie est à sens unique. L’initiative «Monnaie pleine» nous place devant la peur de tout perdre si le jeu s’arrêtait. Crainte paradoxale, peut-être bien, qui fait qu’on refuse de se mettre à l’abri et continue à miser, en pariant que tout ira bien. Que rien ne changera pour le pire, mais aussi, plus certainement, pour le meilleur.
Extrait
«C’était une sorte de contrat sourd entre l’homme et le sort […]. Il était entendu que celui qui faisait de la fantaisie, de l’arbitraire, que celui qui introduisait un jeu, que celui qui voulait s’évader de la pauvreté risquait tout. Puisqu’il introduisait le jeu, il pouvait perdre. Mais celui qui ne jouait pas ne pouvait pas perdre. Ils ne pouvaient pas soupçonner qu’un temps venait, et qu’il était déjà là, et c’est précisément le temps moderne, où celui qui ne jouerait pas perdrait tout le temps, et encore plus sûrement que celui qui joue.»
(Charles Péguy, «L’argent», 1913)