Vendu à plus de trente millions d’exemplaires en un demi-siècle, traduit en quarante langues, étudié chaque année dans les collèges et les lycées américains, ce trésor national publié en 1960 avait reçu le Prix Pulitzer avant de devenir un mythe littéraire à lui seul et, aussi, une ode à la tolérance, un emblème du combat antiraciste aux Etats-Unis. Parce que son héros, Atticus Finch – le père de l’inoubliable «Scout», une petite sauvageonne de 6 ans – est un avocat-modèle, merveilleusement intègre, qui ose braver les préjugés de son époque en prenant la défense d’un Noir injustement accusé du viol d’une Blanche dans l’Alabama raciste des années 1930, pendant la Grande Dépression.Ce qu’on ignorait, c’est que la discrète Harper Lee était l’auteure d’un autre roman, Va et poste une sentinelle. Situé au mitan des années 1950, il avait pourtant été écrit avant Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur mais, le jugeant sans doute trop sulfureux, trop incorrect, l’éditrice de Harper Lee l’avait refusé et lui avait demandé de revoir sa copie. Elle s’était alors exécutée et, reprenant les mêmes personnages, elle les avait rajeunis de vingt ans sans savoir que leurs aventures auraient un succès quasi planétaire.
Retour à Maycomb
Quant à Va et poste une sentinelle, c’est presque miraculeusement qu’il vient d’être retrouvé dans les cartons de la romancière, et sa publication restera sans doute l’événement littéraire le plus spectaculaire de cette année 2015, aux Etats-Unis. Avec des commentaires souvent embarrassés, parce que Harper Lee jette sur son pays un regard beaucoup plus sulfureux que dans son légendaire best-seller. De quoi choquer les fans du sacro-saint Atticus Finch, qui ne le reconnaissent plus.Dès l’ouverture de Va et poste une sentinelle – un titre tiré du Livre d’Isaïe –, nous retrouvons les mêmes décors que dans Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur: la paisible Maycomb, cette petite bourgade de l’Alabama où débarque la fille d’Atticus, Jean-Louise, alias «Scout». Elle a maintenant 26 ans et elle vient de quitter New York – sa ville d’adoption – pour rendre visite à son avocat de père, dont elle pense qu’il est toujours l’incarnation vivante de la vertu. Après une longue absence, ce pèlerinage lui permettra aussi de renouer avec les paysages idylliques de son enfance. Et avec ses amis d’antan. Henry, en particulier, ce garçon qui, au lycée, l’embrassait si bien qu’elle lui avait promis de l’épouser. C’est lui qui est venu l’attendre à la gare et il retrouve une jeune femme merveilleusement libre, aussi insolente et délurée qu’à l’époque de leur adolescence, quand elle était «une championne inégalée de la zizanie».
Portrait acéré
A son arrivée à la maison, c’est un père perclus de rhumatismes – il a 72 ans – que découvre Jean-Louise. Un vieillard tellement handicapé que sa sœur, la grincheuse Alexandra, a décidé de s’installer sous son toit. Ce qui nous vaut un portrait très acéré de cette maritorne sanglée dans ses corsets et dans ses préjugés, une femme «aussi inflexible vue de dos que de face» – et persuadée que les Noirs ne sont bons qu’à «mordre la main qui les nourrit». Autre portrait réussi, celui de l’oncle Jack, un célibataire farfelu, un excentrique criblé de tics et amateur de littérature victorienne, ce qui lui permet d’avoir «un esprit plus piquant qu’une épingle à chapeau».
Cauchemar
Il ne se passe rien de spectaculaire dans ce roman d’atmosphère ponctué de gros plans sur le séjour de Jean-Louise à Maycomb, avec une série de flash-back sur ses souvenirs d’enfance. Et puis, soudain, un matin, le récit tourne au cauchemar. Parce que Jean-Louise, abasourdie, découvre que son vieux père, l’humaniste si lumineux, l’ancien défenseur des Noirs, a tourné sa veste. Pire, ce militant du White Citizens' Council – une association raciste – est devenu un affreux «négrophobe» dont le livre de chevet, La Peste noire, prétend que «les nègres sont par définition inférieurs à la race blanche parce que leur crâne est plus épais et leur cervelle plus creuse». On imagine la stupeur de la généreuse Jean-Louise. Elle n’en revient pas. Elle veut comprendre cette trahison. Et, dans un dialogue au vitriol, elle affronte celui qui fut le mage de sa jeunesse. Réponse: «Souhaites-tu voir des cars entiers de Noirs débouler dans nos écoles, nos églises et nos théâtres? Souhaites-tu que tes enfants aillent dans une école qui s’est rabaissée pour accueillir des petits Noirs?»
Désillusion
Jusqu’à un dénouement qui ressemble à un pardon, ce roman est l’histoire d’une terrible désillusion – politique et familiale – où l’on voit les nobles idéaux sombrer dans l’Amérique des années Ku Klux Klan. Mais ces pages sont aussi un adieu à l’enfance, cette enfance enchantée que racontait Jean-Louise dans Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, avant que son père ne vacille sur sa légende. De ce roman, Va et poste une sentinelle est le négatif désenchanté, l’envers cruel. De quoi désespérer les admirateurs de Harper Lee… Parce que, cette fois, les bons sentiments ne sont plus de mise. Et parce que c’est un oiseau de bien mauvais augure qui s’y ébroue. ■Harper Lee: «J’ai besoin d’une sentinelle à mes côtés, qui me montre le chemin et m’annonce ce qu’elle voit à chaque heure du jour.»
André Clavel