C’est un rire modulé, de la joie pleine au ricanement de l’auto-dépréciation, mais c’est un rire qui traverse les siècles, d’Erasme à Molière. Outre eux deux, certains des officiants de cette liesse nous sont encore familiers – Rabelais, Montaigne; d’autres le sont aujourd’hui moins – Folengo, Béroalde de Verville, Scarron; d’autres encore, comme Tabarin, Bruscambille ou Boisrobert, ont disparu de la majorité des mémoires. Dans son dernier livre, au magnifique titre emprunté à Beaumarchais – J’aime ta joie parce qu’elle est folle –, Michel Jeanneret fait vivre et revivre ces figures comiques. Surtout, il les aligne sur un axe dont, en ce qu’il court (fût-ce par moments en lignes brisées) de la Renaissance à l’âge classique, on n’aurait pas forcément soupçonné l’existence, tant la doxa associe la première à une émancipation globale et réduit le second à ses raideurs.

Dans sa préface, Michel Jeanneret explique: «Les conditions varient, du XVIe au XVIIe siècle, mais, par-delà les changements, une ligne de force me paraît traverser les quelque cent soixante ans qui s’étendent d’Erasme à Molière. Dans un monde qui, en dépit des bouleversements religieux, reste dominé par l’autorité morale et l’échelle des valeurs incarnées par l’Eglise, avec un raidissement croissant sous l’effet de la Contre-Réforme, des voix s’élèvent pour assouplir l’étau et reconnaître à l’homme ordinaire le droit de s’épanouir sans déchirement ni remords.»

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Elégance et agilité

Ces voix salvatrices, Michel Jeanneret leur consacre des chapitres tout en élégance et en agilité. L’auteur, professeur honoraire de l’Université de Genève, est un parfait connaisseur (c’est une litote) des écosystèmes littéraires et philosophiques des XVIe et XVIIe siècles, comme en témoignent les nombreux ouvrages qu’il a écrits sur le sujet – on pense principalement à Des mets et des mots: banquets et propos de table à la Renaissance (1987), Le défi des signes: Rabelais et la crise de l’interprétation à la Renaissance (1994), Perpetuum Mobile: métamorphoses des corps et des œuvres, de Vinci à Montaigne (1997), Eros rebelle: littérature et dissidence à l’âge classique (2003) ou encore Versailles: ordre et chaos (2012).

Chantons, rions, menons du bruit / Buvons ici toute la nuit

Saint-Amant, poète 

Le corpus pourrait impressionner; mais il faut s’alléger de cette angoisse car tout, ici, est lumineux. En ressuscitant une joie vieille de plusieurs siècles, ce «livre va à rebours de la morosité contemporaine», nous expliquait Michel Jeanneret. Comme le dit la Folie d’Erasme: «Regardez-moi ces gens sombres, adonnés à l’étude de la philosophie ou aux affaires sérieuses et ardues. La plupart ont vieilli avant d’avoir été vraiment jeunes […].»

La force d’un seul pet

Et ce sont bien des joies dionysiaques, féroces, dentues quelquefois – même si elles atteignent des degrés d’élaboration philosophique divers – qui sont ici données à lire sous la forme de portraits brossés sur l’arrière-plan d’une histoire des idées. De la renversante folie érasmienne et de celle, extravagante, de Teofilo Folengo (son Baldus de 1517 aligne une épopée suprêmement burlesque en 15 000 vers macaroniques), on passe à la pulsion de vie triomphante de Rabelais – mythes originels: Badebec meurt en donnant naissance à Pantagruel, mais Gargantua transcende le deuil par l’allégresse que son fils suscite en lui; Pantagruel, pour sa part, engendrera «plus de cinquante et troys mille petitz hommes nains et contrefaictz» par la force d’un seul pet.

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C’est ensuite bien entendu Montaigne, dont le flux de pensées tourbillonne autour de la sereine acceptation de soi et de la joie qui en découle – «Toutes les opinions du monde en sont là, que le plaisir est notre but», jette-t-il dans les Essais. Et que dire encore d’un fou furieux comme Béroalde de Verville, dont Le moyen de parvenir, qui met en scène un gigantesque banquet de causeurs, dynamite à peu près toutes les convenances (sociales, morales, langagières) en un fatras jubilatoire?

Poches de résistance

Ces images de folie joyeuse – qui trouvaient d’ailleurs des répondants sociétaux dans les festivités carnavalesques ou les figures de bouffons de la cour léguées à la Renaissance par le Moyen Age tardif – ont certes tendance à perdre un peu de leur insensée superbe avec l’entrée en scène du Grand Siècle. Mais elles ne disparaissent pas; même, elles «rebondissent» (pour reprendre le verbe choisi par Michel Jeanneret) et se remodèlent dans des poches de résistance plus ou moins étendues.

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A Paris, de l’Hôtel de Bourgogne au Pont-Neuf, les farceurs, de Bruscambille à Tabarin, perpétuent dans un monde en contraction (Louis XIII goûta l’excentricité, Louis XIV beaucoup moins) la lutte contre les doctes et les agélastes – le terme, rabelaisien, désigne ceux qui choisissent de ne pas rire. Les tavernes circonscrivent des espaces réservés au rire et aux hymnes d’un Saint-Amant («Chantons, rions, menons du bruit / Buvons ici toute la nuit»); Richelieu adorait les bouffonneries de Boisrobert, qui seul parvenait à extraire Son Eminence des idées noires; Le roman comique de Scarron enchaîne les «coyonneries» (le terme est de l’auteur); et Molière, bien sûr («La grande affaire est le plaisir», Monsieur de Pourceaugnac, III, 8), fait perdurer les effets de sa pharmacopée euphorisante jusqu’à aujourd’hui.

Michel Jeanneret conclut: «[Le fou] ose dire que la jouissance est un droit et l’aspiration à la liberté, un tropisme naturel.» Son livre rappelle et fait partager ces élans à chaque page: ce n’est pas la moindre de ses valeurs thérapeutiques.



J’aime ta joie parce qu’elle est folle. Ecrivains en fête (XVIe et XVIIe siècles)
Michel Jeanneret
Essai
Droz, 235 p.

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