Le 3 mars 1897, Robert Walser écrit au rédacteur de la revue socialiste Arbeiterstimme (La Voix ouvrière) à Zurich pour lui proposer ses services de «scribe» en manifestant son désir de «servir un parti auquel tout son cœur appartient». Il a 19 ans et travaille, à contrecœur, comme comptable auxiliaire auprès d’une société d’assurances. Cette demande d’emploi ouvre un recueil de 266 lettres, qui représente environ le tiers de ce qui a été conservé, un choix établi par la traductrice, Marion Graf, et par Peter Utz, auteur de la présentation.
La plupart des lettres qui lui ont été adressées ont été perdues au cours de sa vie nomade. Mais les réponses ne font pas défaut, au contraire, ce vide renforce l’impression que Walser écrit «au monde entier» et donc, à chacun.
Cette publication est un événement: les amoureux de la prose de Walser retrouveront dans ces missives la drôlerie et la finesse qu’ils apprécient dans l’œuvre. Elles peuvent aussi faire fonction de porte d’entrée dans l’univers walsérien. Qui est le «je» de cet épistolier assidu? Il est aussi fluctuant, masqué, ludique que le «je» des petites proses, même si on trouve dans la correspondance des éléments biographiques.
«Commis littéraire»
Les lettres sont de deux ordres: une bonne partie concerne sa vie professionnelle et c’est un document passionnant sur le statut de l’écrivain, «commis de sa propre entreprise littéraire», comme le dit Peter Utz. L’auteur s’adresse aux éditeurs, aux directeurs de revue pour offrir ses écrits ou réclamer ses honoraires. Cette pugnacité «corrige le cliché du promeneur solitaire et de l’habitant des mansardes à l’écart du monde». Le commis maîtrise les formes de politesse les plus ampoulées et en joue avec doigté et ironie: un défi pour la traductrice qui a dû trouver des équivalents ou des substituts aux codes en vigueur en allemand, tout comme elle a dû rendre les accents du dialecte qui percent parfois. L’autre partie est adressée à des femmes – ses sœurs, ses amies et protectrices, voire ses amoureuses éloignées – Flora Ackeret, Thérèse Breitbach et surtout, la fidèle Frieda Mermet, la lingère de l’asile de Bellelay. Le recueil suit les résidences de Walser: Zurich et divers lieux de Suisse pendant les années d’apprentissage, jusqu’au départ pour Berlin en 1905, à l’âge de 27 ans; le séjour berlinois, jusqu’en 1913; puis Bienne, jusqu’en 1920, suivi de Berne. De 1929 à 1933, Robert Walser est interné à la clinique de la Waldau, et de 1933 à sa mort en 1956, à l’asile psychiatrique de Herisau.
«Toi comme bonne, moi comme chien»
Dans les premiers messages, le garçon de 19 ans, s’adressant à sa sœur Lisa, disserte sur le désir. En 1904, il imagine un avenir commun à tous deux, «toi comme bonne, moi comme chien». A son autre sœur, Fanny, il se présente comme «poétaillon moderne», en quête d’emploi et de lectures. «Il va sans doute falloir que je redevienne un domestique, batte les tapis et serve la bouffe. C’est bien plus beau que d’être commis», lui écrit-il en 1902. Une autre figure féminine apparaît: Flora Ackeret, une amie de la famille Walser, lettrée et accueillante. Elle a eu une brève liaison avec Karl, le frère peintre, et cristallise les fantasmes du jeune Robert.
Par ailleurs, il propose déjà des textes à différentes maisons d’édition et revues et cherche un travail en lien avec l’écriture. Les lettres de Berlin sont peu nombreuses: l’écrivain en devenir a rejoint son frère Karl qui l’introduit dans les milieux d’avant-garde et il est trop pris dans le tourbillon de la vie artistique. Il a déjà publié chez Insel, sans grand succès, les Rédactions de Fritz Kocher. A Berlin, il va écrire coup sur coup Les Enfants Tanner, L’Homme à tout faire et L’Institut Benjamenta. Mais la médiocre réception décourage son éditeur, Bruno Cassirer. Walser survit grâce à une riche protectrice. Il publie encore dans les revues des jeunes éditions Rowohlt/Wolff, où il côtoie Hugo Ball, Franz Kafka et Max Brod. Au poète Christian Morgenstern, il écrit «C’est parfois quelque chose de détestable, ce besoin de devoir produire. Il y a toujours un «devoir», jamais un «vouloir».
«Inutilisable misogyne»
A son retour de Berlin, Walser loge un temps chez sa sœur Lisa à Bellelay: c’est là qu’il fait la connaissance de Frieda Mermet, qui deviendra la destinataire de la plupart de ses lettres, l’amie et la confidente. Elle satisfera fidèlement ses nombreuses demandes de vivres – fromage, beurre, saucisson, thé – et de raccommodages. C’est elle aussi qui est chargée de conserver les coupures de presse et les parutions de l’écrivain et de le fournir en livres. Il s’établit une étrange relation amoureuse à distance, un jeu de badinages et de vantardises destinées à la rendre jalouse. Leur relation épistolaire est entrecoupée de rencontres épisodiques. Walser effectuera souvent à pied le trajet entre Bienne et l’asile de Bellelay. Mais à sa «chère Madame Mermet», son amoureux donnera toujours du «vous», même s’il embrasse «l’ourlet de votre ravissante petite culotte». Il lui raconte promenades et mésaventures – on lui loue une chambre déjà occupée, il se bagarre au bistrot. Le récit saute d’un sujet à un autre de la même façon libre et abrupte que dans les petites proses. Parfois, Walser glisse une remarque sur la marche du monde: le 15 novembre 1918, il déclare que «les travailleurs feraient mieux de travailler, plutôt que de vouloir diriger, ce qui ne donnerait rien de bon du moment qu’ils n’ont pas encore l’instruction et la culture nécessaires pour s’occuper d’affaires importantes».
Il s’amuse à toutes sortes de signatures – Robert Ours, Walser Robert Otto, Walserounet ou renonce à toute identité: «Adieu, recevez les cordiales salutations de votre très vieux, de votre très inutile, ou même de votre inutilisable misogyne, cannibale et célibataire Untel, vous savez bien comment il s’appelle.»
Critique virulente
A Bienne, il loge dans une mansarde à l’hôtel de la Croix-Bleue. La guerre le coupe en partie de ses contacts avec l’Allemagne, il doit se construire un réseau en Suisse. A Berlin, il a compris le fonctionnement du milieu littéraire et il sait revendiquer ses droits. Il aime la ville, le lac et la région du Seeland, mais au bout de sept ans, il ressent le besoin d’un changement et s’installe à Berne. Deux petits héritages lui permettent de survivre comme écrivain indépendant. Sur le plan professionnel, c’est une période de grande activité: il écrit régulièrement dans le «feuilleton» des journaux allemands et suisses. Cet «espace de liberté», en bas de page, accueille des proses et des poésies inédites. Pourtant, il ne prend pas de gants et garde son indépendance: en 1921, il envoie à Efraim Frisch, directeur de la revue Der Neue Merkur, éditeur potentiel, une critique virulente et fouillée de sa publication. En secret, il entre dans le «territoire du crayon», écrivant en lettres minuscules, illisibles. Une seule lettre, au directeur de revue Max Rychner, y fait allusion: «Car il y eut une époque où l’auteur de ces lignes fut pris d’une aversion atroce, terrible pour sa plume, où il en éprouvait une fatigue que je ne saurais vraiment vous décrire, où il devenait tout bête aussitôt qu’il commençait un peu à s’en servir, et pour se libérer du dégoût de la plume, il commença à crayonner, à esquisser, à batifoler.»
En 1925, Walser entreprend une correspondance avec la toute jeune Thérèse Breitbach. Le ton est plus badin, mondain, plus cultivé aussi qu’avec Frieda Mermet. En 1926, il rapporte à «Thésy» qu’on l’a traité d’«original»: «De nos jours, on prétend rejeter toute personne qui s’appartient en propre, fût-ce un tout petit peu, sur la liste noire des originaux, ce qui témoigne de manière éclatante d’une précipitation carrément tragique, et aussi d’un confort hélas trop profondément incrusté dans la société pour ce qui a trait aux relations et aux comportements humains.» Une remarque qui préfigure ce qui arrivera en 1929: une crise psychique, liée à l’épuisement, à la solitude, à l’alcool peut-être aussi, l’amène à se faire hospitaliser à l’asile de la Waldau, où l’on pose rapidement un diagnostic de schizophrénie, comme à son frère. Au bout de trois ans, il est transféré contre son gré à l’hôpital psychiatrique de Herisau, en 1933. Là, dans un geste «souverain», dit Peter Utz, il renonce à toute activité littéraire. Jusqu’à sa mort en 1956, il vivra cependant de ses droits d’auteur et ne sera jamais à la charge de sa famille ou de la communauté. Il n’écrira plus que de rares lettres, à Frieda Mermet, à sa sœur, à Carl Seelig, surtout, son tuteur et ami.
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Robert Walser
Lettre à sa sœur Lisa, le 30 juillet 1898
«J’ai faim! Et chaque fois que j’ai faim,j’ai envie d’écrireune lettre! A n’importe qui! C’est facileà comprendre!Le ventre plein,je ne pense qu’à moi jamais à autrui.Je suis donc plus heureux le ventre plein!»